II – Cheylard et Luc

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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À parler franc, Cheylard ne méritait qu’à peine toute cette recherche. Quelques issues accidentées de village, sans rues définies, mais une suite de placettes où s’entassaient des bûches et des fagots, une couple de croix avec des inscriptions, une chapelle à Notre-Dame-de-toutes-Grâces au faîte d’une butte, tout cela sis au bord d’une rivière murmurante des montagnes, dans un renfoncement de vallée aride. Qu’est-ce que tu allais voir là ? pensai-je en moi-même. Mais la localité avait sa vie originale. J’y trouvai un écriteau commémorant les libéralités de Cheylard, au cours de l’année précédente, suspendu comme une bannière dans la minuscule et branlante église. Il apparaissait que, en 1877, les habitants avaient souscrit quarante-huit francs et dix centimes pour « l’œuvre de la Propagation de la Foi ». Un peu de cet argent, je ne pouvais m’empêcher de l’espérer, serait destiné à mon pays natal. Cheylard amasse péniblement des petits sous pour les âmes d’Édimbourg encore plongées dans les ténèbres, tandis que Balquhidder et Dumrossness déplorent que Rome les ignore. Ainsi, pour la plus grande jubilation des anges, nous lançons des Évangélistes l’un contre l’autre, semblables à des écoliers qui se chamaillent dans la neige.

L’auberge était encore singulièrement dépourvue de prétentions. Tout l’ameublement d’une famille de condition aisée se trouvait dans la cuisine : les lits, le berceau, les vêtements, l’égouttoir aux assiettes, la maie à farine et la photographie du desservant de la paroisse. Il y avait là cinq enfants. L’un d’eux était occupé à ses prières du matin, au pied de l’escalier, peu après mon arrivée et un sixième naîtrait avant peu. Je fus aimablement accueilli par ces braves gens. Ils furent fort intéressés par mes mésaventures. Le bois dans lequel j’avais dormi leur appartenait. L’homme de Fouzilhac leur semblait un monstre d’iniquité et ils me conseillèrent chaudement de lui intenter une action en justice « parce que vous auriez pu périr ». La bonne femme fut tout effrayée de me voir boire d’un coup une pinte de lait non écrémé.

– Vous pourriez vous faire mal, me dit-elle. Laissez-moi au moins vous le faire bouillir.

Après avoir commencé ma matinée par cet exquis breuvage, comme elle avait à s’occuper d’une foule de choses, on me permit, que dis-je ? on me requit de me préparer moi-même un bol de chocolat. Mes souliers et mes guêtres furent suspendus à sécher et, voyant que je m’efforçais d’écrire mon journal sur les genoux, la plus âgée des filles rabattit à mon usage une table à charnières dans un coin de la cheminée. C’est là que j’écrivis, bus mon chocolat et, finalement, mangeai une omelette avant que de partir. La table était recouverte d’une généreuse couche de poussière, car, m’expliqua-t-on, on ne s’en servait qu’en hiver. J’avais, en levant la tête, une vue nette jusqu’au ciel par l’ouverture, à travers les amas noirâtres de la suie et la fumée bleue. Et chaque fois qu’on jetait une poignée de brindilles sur le feu, mes jambes rôtissaient à la flamme.

Le mari avait débuté dans la vie comme muletier et lorsque j’en vins au chargement de Modestine, il se montra plein d’expérience prévoyante. « Vous devriez modifier ce paquetage, dit-il ; il devrait être en deux parties et alors vous pourriez avoir double poids. »

Je lui expliquai que je ne désirais nullement augmenter le poids et que pour nul baudet jusqu’alors mis au monde, je ne voudrais couper en deux mon sac de couchage.

– Cela, pourtant, la fatigue, dit l’aubergiste, cela la fatigue fort pendant la marche. Regardez.

Hélas ! les deux jambes d’avant de Modestine n’avaient plus que chair à vif à l’intérieur et du sang lui coulait sous la queue. On m’avait affirmé au moment du départ, et j’étais assez disposé à y croire, qu’avant peu de jours, j’en viendrais à aimer Modestine comme un chien. Trois jours s’étaient écoulés, nous avions partagé quelques mésaventures et mon cœur était toujours aussi froid que glace à l’endroit de ma bête de somme. Elle était assez gentille à voir, mais aussi avait-elle donné preuve d’une foncière stupidité, rachetée, à dire vrai, par sa patience, mais aggravée par des accès de légèreté sentimentale déplacés et navrants. Et j’avoue que cette découverte constituait un autre grief contre elle. À quoi diable pouvait bien servir une ânesse, si elle ne pouvait porter un sac de couchage et de menus accessoires ? Je vis le dénouement de la fable arriver rapidement lorsqu’il me faudrait porter Modestine. Ésope était un homme qui connaissait le monde. Je vous assure que je me suis remis en route, le cœur lourd de soucis, pour ma courte étape de la journée.

Ce n’était pas seulement de graves pensées au sujet de Modestine qui m’accablèrent en chemin, c’était une affaire autrement pénible à supporter. En premier lieu, le vent souffla avec une telle violence que je fus contraint de retenir d’une main le paquetage depuis Cheylard jusqu’à Luc. En second lieu, mon chemin traversait une des contrées les plus misérables du monde. C’était en quelque sorte en dessous même des Highlands d’Écosse, en pire. Froide, aride, ignoble, pauvre en bois, pauvre en bruyère, pauvre en vie. Une route et quelques clôtures rompaient l’immensité uniforme et le tracé de la route était jalonné par des bornes dressées afin de servir de repère en temps de neige.

Comment on peut avoir envie de visiter Luc ou Le Cheylard, voilà plus que mon esprit fort inventif ne sait imaginer. Quant à moi, je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important est de bouger, d’éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. Hélas ! tandis que nous avançons dans l’existence et sommes plus préoccupés de nos petits égoïsmes, même un jour de congé est une chose qui requiert de la peine. Toutefois, un ballot à maintenir sur un bât contre un coup de vent venu du nord glacial n’est point une activité de qualité, mais elle n’en contribue pas moins à occuper et à former le caractère. Et lorsque le présent montre tant d’exigences, qui peut se soucier du futur ?

Je débouchai enfin au-dessus de l’Allier. Il serait difficile d’imaginer perspective moins attrayante à cette époque de l’année. Des coteaux en pente élevaient un cirque fermé alternant ici bois et champs, et, là, dressant des pics tour à tour chauves ou chevelus de pins. L’atmosphère était d’un bout à l’autre noire et cendreuse et cette couleur aboutissait à un point dans les ruines du château de Luc qui s’éleva insolent sous mes pieds, portant à son pinacle une immense statue blanche de Notre-Dame. Elle pesait, je l’appris avec intérêt, cinquante quintaux, et devait être consacrée le 6 octobre. À travers ce site désolé coulait l’Allier et un affluent de volume quasi égal qui descendait le rejoindre à travers une large vallée nue du Vivarais.

Le temps s’était un peu éclairci et les nuages groupés en escadrons, mais le vent farouche les bousculait encore à travers le ciel et distribuait sur la scène d’immenses éclaboussures disloquées d’ombre et de lumière.

Luc lui-même se compose d’une double rangée éparse d’habitations resserrées entre une montagne et une rivière. Il n’offre aux regards ni beauté ni le moindre trait notable, sinon l’antique château qui le surplombe avec ses cinquante quintaux de Madone tout battant neufs. Mais l’auberge était propre et spacieuse. La cuisine avec ses beaux lits compartimentés tendus de rideaux en toile nette ; l’immense cheminée de pierre, son manteau de quatre mètres de longueur, tout garni de lanternes et de statuettes religieuses, son appareil de coffres et ses deux horloges à tic-tac, formait le véritable modèle de ce que devrait être une cuisine – une cuisine de mélodrame à souhait pour bandits et gentilshommes travestis. Et la scène n’était pas déshonorée par l’hôtelière, une vieille femme, ombre silencieuse et digne, vêtue et coiffée de noir comme une nonne. Même le dortoir commun avait son caractère original avec ses tables longues et ses bancs de bois blanc, où cinquante convives auraient pu dîner, disposés comme pour une fête de la moisson, et ses trois lits compartimentés le long de la muraille. Dans l’un d’eux, couché sur la paille et recouvert par une paire de nappes, j’ai fait pénitence une nuit entière, le corps en chair de poule et claquant des dents. Et j’ai soupiré, de temps à autre, lorsque je m’éveillais, après mon sac en peau de mouton et l’orée de quelque grand bois sous le vent.


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