Le spectateur

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Maintenant que les platanes et autres marronniers n’étaient plus là pour effeuiller les saisons, l’homme remontait en courant une longue avenue bordée d’imposants luminaires dont la froide structure métallique leur donnait tout au long de l’année une éternelle couleur hivernale ; depuis une bonne heure déjà, ces derniers fournissaient à la ville orgueilleuse ce halo oranger qui débordait sur les campagnes avoisinantes, celles-ci n’ayant alors pas d’autre choix afin de se protéger au mieux de cette luminosité envahissante, que de se réfugier derrière des haies et des forêts devenues malheureusement de bien éphémères et fragiles barrières depuis que l’être humain s’évertuait à les faire disparaître avec empressement et application ; pauvre être humain aujourd’hui si aveuglé par le progrès technique, qu’il était désormais devenu totalement insensible au nécessaire équilibre entre l’ombre et la lumière. La pluie, froide et continue, s’introduisait insidieusement sous le long manteau qui pesait de plus en plus lourdement sur les épaules de son propriétaire, transformant de façon inéluctable l’habile louvoiement qui lui permettait il y a encore un instant d’éviter efficacement les larges flaques d’eau créées par les irrégularités du trottoir, en une démarche erratique et saccadée. Après un ultime soubresaut, essoufflé par l’effort, l’homme dut se résoudre à marcher, d’un bon pas tout d’abord, avant de rapidement ralentir à un point tel qu’il sembla s’arrêter ; il hésita même, l’espace d’un instant, à trouver refuge sous l’auvent bedonnant d’une petite épicerie fatiguée de ne jamais fermer l’œil de la nuit, avant d’apercevoir un peu plus loin devant un imposant bâtiment qu’il trouva néanmoins assez quelconque, un important attroupement lui donnant à penser qu’enfin il arrivait à destination.

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Ami lecteur, soyez indulgent avec cet homme qui avait jugé avec désinvolture le lieu devant lequel il s’approchait, car de l’architecture il ne connaissait que bien peu de choses. Toutefois, si l’averse avait bien voulu lui laisser le temps de regarder un peu plus attentivement autour de lui, il aurait certainement reconnu et apprécié la rigueur géométrique qui caractérisait si bien les constructions issues d’un art que l’on qualifiait étrangement de décoratif, tant le bâtiment cubique pouvait paraître manquer d’audace et de panache en regard de ceux qui aimaient à se laisser surmonter par un majestueux dôme drapé d’un ample manteau d’or. Pourtant, derrière cette structure massive, se dessinait un insubmersible paquebot ayant paisiblement essuyé les violentes tempêtes qui avaient traversé son siècle ; et aujourd’hui, loin du tumulte qui se jouait à l’intérieur de son corps défendant, il abordait l’avenir en se fondant sereinement au milieu des immeubles environnants qui l’accueillaient et l’encadraient avec une bienveillante déférence. C’était peut-être là d’ailleurs que résidait son plus grand mérite : loin d’être insensible au temps qui passait, il l’accompagnait, ne cédant en rien à l’usure des ans.

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L’homme, bien qu’arrivé à hauteur de foule, dut fournir un dernier effort pour remonter le long cortège qui attendait de pouvoir franchir le seuil de la salle de concert dont les portes venaient à peine d’ouvrir, le nombreux public déjà présent s’étant pour l’instant contenté de patienter devant un grisâtre rideau de pluie. À peine avait-il pris sa place dans la longue colonne qui progressait à marche forcée, que l’homme eut l’agréable sensation de ne plus avoir besoin de se concentrer sur sa propre avancée. Emboîtant sans réfléchir le pas aux autres spectateurs, il se sentit libéré, soulagé de ne plus avoir à penser aux conséquences du moindre de ses mouvements. Pendant quelques instants, il rêva même paisiblement qu’une silhouette féminine se glissait à ses côtés, lui proposant avec délicatesse de prolonger l’attente sous son parapluie ; un tendre regard, un léger sourire, et la chaleur de l’autre qui se rapproche, les tissus qui se frôlent timidement ; et peut-être, oui peut-être, une main gantée de noir qui viendrait négligemment se poser sur son épaule ; et ce tressaillement imperceptible quand le souffle tiède de la jeune femme se fraierait un passage à travers ses cheveux follets. Oui, il avait imaginé tout cela en regardant autour de lui les couples qui se blottissaient amoureusement sous un parapluie trop petit pour eux. Il ne put assurément remarquer, trompé qu’il était par ses songes chimériques, ici une femme qui pour éviter une douche certaine tirait nerveusement sur le parapluie de son compagnon mécontent ; et là, cet homme éperdu sous la pluie battante, se demandant bien pourquoi son épouse avait fait avec empressement deux pas sur le côté sans aucune intention de continuer à l’abriter. Emmuré qu’il était dans sa solitude, notre homme persistait à ne voir dans le long défilé rien d’autre qu’une foule coupée en deux, avec d’un côté ces couples bienheureux, et de l’autre ces personnes désespérées de solitude et qui, comme lui, ne voulant finalement plus vraiment croire aux belles rencontres sous la grisaille, regardaient avec une infinie tristesse un trottoir sur lequel ruisselait une eau pure venue du ciel qui allait pourtant disparaître à jamais vers des égouts sales et puants. Révolté par cet univers si brutal et si injuste, frémissant de colère, il fut brusquement saisi par l’envie d’arracher avec fureur une main tendrement accrochée à un solide avant-bras afin de la précipiter avec lui dans son désespoir ; dans un furieux élan d’exaltation, il fut même tenté de haranguer ses compagnons de misère, d’ajouter un vent de révolte aux rafales qui déjà cinglaient durement les visages dégoulinants ; mais, légèrement chahuté par les spectateurs qui le dépassaient en jetant vers lui des regards étonnés voire inquiets, il se ravisa en découvrant incrédule son bras levé et son poing serré qui tremblaient sous la pluie ; alors, parce que la lassitude l’emportait toujours sur sa volonté, il reprit docilement son obscure place dans la foule. Dès lors obligé de se concentrer sur sa médiocre personne, il remit sa sinistre révolution à plus tard.

Qu’il n’avait rien eu d’autre à penser en quittant son domicile, au lieu de s’apitoyer sur son triste sort, que de prendre sous son bras un grand parapluie, et peut-être aurait-il pu offrir le refuge à un radieux sourire, puis contempler sur ce visage embelli par l’allégresse de la rencontre, les innombrables larmes de pluie battues par le vent qui en auraient découlé. Mais, souvent erroné est le jugement de l’homme malheureux, et sa souffrance une bien mauvaise conseillère : elle ne donne à l’autre que la responsabilité de nos propres malheurs, et souvent hélas, l’irrépressible désir de vouloir nous venger à ses dépens.

Le ciel, facétieux, ou simplement fatigué de crever ses nuages au-dessus de la ville dont le fleuve lui-même semblait manquer de méandres pour accueillir une telle quantité d’eau, annonça une trêve en faisant tomber le vent au moment où l’homme accompagné de sa solitude pénétraient de concert dans le gigantesque hall. Étourdi, ébloui par la blancheur éclatante qui émanait d’un dallage abritant en son centre une sorte de damier circulaire à l’intérieur duquel de petits triangles noirs tentaient de fuir vers l’extérieur, il se fraya un chemin entre les imposants piliers qui délimitaient le halo carrelé ; rapidement, sans prêter la moindre attention aux autres spectateurs qui commençaient à pénétrer dans le hall, il atteignit le fond de la pièce où l’attendaient de part et d’autre, deux escaliers pompeusement revêtus d’une moquette veloutée de rouge. Il s’arrêta un instant, regarda son billet, et se demanda de quel côté le code sibyllin inscrit sur ce dernier pourrait bien l’emmener. D’un pas hésitant, il entreprit tout d’abord de se diriger vers l’escalier situé sur sa droite, et alors qu’il allait commencer sa montée, il fit brusquement volte-face pour finalement se lancer d’un pas décidé à l’assaut du deuxième balcon en prenant l’escalier opposé. Malheureusement pour lui, ses certitudes furent de bien courte durée, car à peine avait-il escaladé les premières marches sous une lumière tamisée, qu’un nouveau dilemme vint à sa rencontre sous la forme d’un visage pourtant avenant en apparence, mais qui laissait présager quelque arrière-pensée derrière un sourire forcé : c’était une grande et belle jeune femme, élégamment glissée dans un sobre tailleur, et dont la fonction se limitait à conduire prestement le nombreux public à sa place. Asphyxié par une soudaine bouffée d’angoisse, il interrompit son ascension ; s’accoudant à une rampe jaune et métallique dont la lisse froideur semblait vouloir l’entraîner vers le bas, l’homme fouilla fébrilement, presque frénétiquement, dans les poches de son manteau encore trempé, espérant ainsi en sortir un je ne sais quoi qui amènerait au visage de l’ouvreuse un léger sourire plutôt qu’une grimace méprisante lui indiquant qu’il n’était pas très étonnant qu’un individu de son acabit se retrouvât au poulailler. Ce je ne sais quoi prit la forme, telle une offrande au creux de la paume d’une main d’où perlaient encore quelques gouttes de pluie, d’une étincelante pièce de monnaie bicolore en provenance d’un pays qu’il n’avait jamais visité, mais dont la valeur lui sembla susceptible de provoquer le sourire espéré, car si notre homme savait qu’il lui était possible d’acheter un sourire, d’un petit compliment ou d’un léger remerciement en revanche, jamais il n’avait encore été capable d’en adresser à quiconque sans devoir en payer préalablement le prix. Hélas, comble de l’infortune, alors qu’il allait soigneusement glisser le précieux sésame dans la poche intérieure gauche de sa veste de costume afin de prévenir toute forme d’improvisation et d’hésitation devant l’ouvreuse, et de lui montrer par cet adroit artifice qu’il était de la race de ceux qui contrôlaient avec autorité et élégance les moindres détails de leur noble existence, il fut bousculé par un petit monsieur qui montait à vive allure les escaliers, et dont le large et curieux chapeau tressé d’un ruban ne lui permirent à aucun moment de soupçonner sa présence. Dans un sursaut de liberté, la pièce s’échappa des mains du malheureux, et sans un bruit, dévala l’escalier pour aller terminer sa course dans l’indifférence au milieu de la dense forêt de jambes qui désormais envahissaient le vestibule. Pétrifié à l’idée même de devoir affronter à contre-courant toute une foule qui commençait à quitter le hall pour se rendre à l’intérieur de la salle de concert, l’homme préféra continuer sa montée vers les étages sans vraiment réaliser que pour la deuxième fois de la soirée, il venait de rentrer dans le rang à la place qu’il croyait lui être assignée. Arrivé au premier balcon, lieu où l’on trouvait d’ordinaire les places les plus convoitées, et notamment ces loges qui s’avançant au-devant de la scène donnaient à leurs propriétaires d’un soir l’illusion de faire partie du spectacle, l’homme alla trouver refuge dans des toilettes désertes qui ne se rempliraient qu’une fois le concert commencé ; on serait certainement étonné de savoir le nombre de personnes qui aiment à écouter de la grande musique dans leur petit coin.

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Je me demande parfois ce qui me pousse à écrire des phrases aussi peu glorieuses. En commençant cette nouvelle, j’étais pourtant déterminé à la travailler avec le plus grand sérieux et le plus grand soin. Sur la forme, je m’étais ainsi promis d’utiliser au mieux ce fameux point virgule dont l’usage malheureusement se perd de nos jours au milieu de longues phrases qui elles‑mêmes tendent à disparaître ; c’est ainsi, notre époque moderne loue un tel culte omnipotent à la rapidité, que les phrases doivent être courtes, que les phrases doivent être, non pas simples, mais simplifiées à un point tel qu’elles en deviennent cruellement simplistes. Nos cerveaux doivent tout comprendre. Tout de suite. Et tout saisir. Dans l’instant. De telle sorte qu’après cette succession de quelques phrases raccourcies, l’on ne sait déjà plus ce que nous venons de lire, car voilà que déjà se précipite une nouvelle phrase avec une nouvelle idée, un nouveau rebondissement, une nouvelle tête. Et au milieu de la phrase suivante, la tête est déjà coupée. C’est une révolution. Et c’est une nouvelle nouvelle tête qui déboule pour remplacer celle qui vient de rouler dans un sanguinolent panier en osier. Et c’est un nouvel événement. Et c’est un nouveau rebondissement. Un homme monte un escalier. Il fouille dans sa poche. Il en sort une pièce. La pièce brille. Il veut la remettre dans sa poche. Mais il est bousculé. La pièce tombe. Mais la foule arrive. Alors elle engloutit la pièce. L’homme hésite. Alors la foule engloutit l’homme. Il suffoque. Il blêmit. L’heure a sonné. Cela lui rappelle… Non, pas le temps de chercher. L’heure a sonné. Le temps est passé. Terminée la douce mélancolie des retours en arrière. Fini le temps où l’on s’en allait à la recherche d’une petite mélodie. Il faut continuer. Il faut reprendre sa place. Pour ne pas la perdre à nouveau. D’autres attendent. Dans l’ombre. Derrière le rideau. Prêts à surgir. Rentrer dans le rang. Il faut rentrer dans le rang. Et monter. Monter les escaliers. Non, pas s’élever. Juste monter. À l’échafaud ! Premier étage, ici le premier étage ! Ding ! Tout le monde descend ! Un ascenseur ? Attention, incohérence. Je suis dans l’escalier, et voilà qu’un ascenseur surgit au milieu des marches ; tant pis, pas le temps de reprendre mon texte. Je dois continuer et monter les marches. Non, descendre de l’ascenseur. Non, ce n’est pas ça. Vite, je dois trouver une solution. L’ascenseur est en panne. Tout le monde passe par les escaliers. Voilà, ni vu ni connu. J’ai un doute. Je me demande si je n’ai pas laissé filer un point-virgule. Oui, j’en suis presque certain maintenant, j’ai laissé traîner un point‑virgule. Quel imbécile ! Trop tard. Trop tard. Il est déjà loin derrière moi. Bien loin derrière moi. Pas le temps de me retourner. Je dois rentrer dans le rang. Surtout rentrer dans le rang. Je sais. Déjà dit. Pas le temps de corriger. C’est l’inconvénient dès lors que l’on écrit ainsi, au fil de l’eau.

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Lors de mes lectures successives, souvent je me suis demandé, non sans quelques regrets, pourquoi je n’avais pas laissé mon texte suivre son cours véritable ; pourquoi je ne l’avais pas laissé couler toujours au même rythme, un rythme semblable à celui que l’on retrouverait dans ce petit ruisseau qui, parce que la terre qui lui sert de lit douillet descend progressivement et doucement vers l’océan, se meut lentement et avec nonchalance ; mais non, il faut que je lui ajoute une cascade, des remous, un précipice, des rapides ; il faut que l’écume blanche vienne éclabousser mon visage, et alors je me précipite de l’autre côté du pont pour regarder le petit bout de bois que je viens de lancer dans l’eau tourbillonnante, et sur lequel se cramponnait il y a encore un instant un doryphore, tracer sa route à travers le grondement du torrent ; j’hésite quelques secondes, et je commence à courir le long de la folle rivière ; je cours en riant le plus longtemps que mes jambes peuvent m’accompagner ; et dès lors qu’elles ne peuvent plus me porter, qu’elles sont lasses et que mon souffle se fait court, alors je plonge dans une eau froide et peu profonde ; je suis un saumon qui nage à contre-courant, évitant avec d’élégants coups de queue mes congénères qui remontent péniblement la rivière pour faire perdurer ma race ; allez mes frères ! serrez les rangs et partez à l’assaut des sommets pour assurer ma postérité, car telle est votre destinée de petit poisson anonyme ! Plus tard, si vous survivez à votre tragique destin, vous apprendrez que je suis de mon côté promis à un tout autre avenir !

Voilà que le courant se calme, que le grondement se transforme peu à peu en un long chuintement pour enfin se terminer en un minuscule et presque inaudible ruissellement ; l’océan est proche je crois, car en sautant au‑dessus d’une mer de tranquillité, il me semble apercevoir une plage ; au fond de l’eau, la vase se transforme peu à peu en un sable au grain si fin et si léger que je le vois s’échapper en petits remous vers la surface ; je m’approche de la terre ferme, le plus lentement possible, profitant au mieux de cet instant unique où, encore dans l’eau, je sens les rayons du soleil qui viennent réchauffer mon corps mi-marin mi-terrestre ; et, alors que les dernières écailles disparaissent de mon corps, je sors de mon univers liquide pour qu’enfin le soleil impatient et éclatant vienne illuminer mon visage sur lequel je sens les derniers embruns d’un liquide salé partir dans un filet de vapeur.

*

L’homme, qui semble à peu près calme maintenant, est penché au-dessus d’un lavabo blanc d’où s’extrait un mitigeur qui vient gicler dans le creux de ses mains, éclaboussant abondamment le manteau encore imbibé du grain subi quelques minutes auparavant à l’extérieur du paquebot ; le monde autour de lui en a fini de tanguer. Il se regarde longuement dans la glace, et pousse un petit soupir de circonstance avant de se frictionner vigoureusement le visage avec un petit peu d’eau. Presque aveuglé par l’immense néon qui au plafond porte un regard scintillant et grésillant sur tout cet impeccable territoire dont il se croit le translucide gardien, l’homme cligne vivement des yeux ; il regarde une dernière fois sa main droite toujours tremblante malgré les vertus apaisantes de l’eau tiède qui dégouline le long de ces doigts ; il ferme le robinet, et quitte enfin les lieux. À sa sortie des toilettes, il fouille de nouveau dans ses vêtements, et s’il découvre dans le repli de sa poche de pantalon une minuscule fève en forme de poisson glissée là à l’occasion de la traditionnelle galette avec ces collègues de bureau pour lui éviter qu’il en fût le roi, il ne trouve en revanche pas la moindre pièce de monnaie.

Depuis sa petite escapade vers l’inaccessible rivage, les escaliers avaient eu le temps de charrier bon nombre de spectateurs, et si dans le hall on entendait encore pester quelques retardataires devant l’ascenseur en panne, le brouhaha s’était maintenant déplacé à l’intérieur de la salle de concert. À cet instant, si nous avions pu pénétrer dans les pensées de notre homme, sans doute l’aurions-nous entendu préparer mentalement une belle phrase d’excuses à l’intention de l’ouvreuse, une phrase fluide dans ses pensées, mais qui hélas se transformerait en une bien maladroite et plaintive supplique quand viendrait pour lui le temps de tenter de l’exprimer à haute voix : « je suis vraiment confus mademoiselle, mais je n’ai plus de monnaie sur moi. Je sais très bien que cela ne m’excuse en rien, mais avec ce temps si capricieux, j’ai été au dernier moment contraint de prendre un taxi pour me rendre en ce lieu, laissant au chauffeur toute la monnaie que j’avais précieusement mise de côté en prévision de notre probable rencontre. Vraiment, je suis confus, mais certainement sauré-je me faire pardonner en vous offrant une coupe de champagne une fois le concert terminé ! ». Je vous en prie, ami lecteur, reculons‑nous discrètement à présent, car nous risquons à tout moment de perturber notre homme s’il venait à soupçonner notre présence ; et puis, ne devrions-nous pas nous aussi, nous hâter de rejoindre notre place ? Alors, poussé par une étrange voix intérieure qui l’intimait à prendre une décision, l’homme se résigna à passer pour un pauvre bougre ânonnant d’incompréhensibles excuses auprès de l’ouvreuse, et reprit sa longue et pénible progression vers le deuxième étage. Que le monde devait paraître hostile et injuste à tous ceux qui ne savaient pas exprimer leurs pensées à haute et intelligible voix…

Quant à vous ami lecteur, sans doute avez-vous deviné depuis longtemps ce qui attendait notre homme au bout de ce long calvaire, tant il n’était pas bien compliqué d’anticiper qu’en arrivant au deuxième balcon, personne ne serait là pour le guider vers sa place. Mais, avant de moquer son absence de discernement, souvenez-vous combien il est facile pour l’être humain que vous êtes, d’avoir le recul nécessaire pour juger ce pauvre homme perdu au milieu de la foule. N’est-ce pas d’ailleurs le sort qui échoue habituellement au sage, que d’observer et de juger le monde à travers les livres et leurs histoires ? N’est-il pas effectivement sage et prudent de rester tout en haut des escaliers et de ne pas descendre ramasser la précieuse pièce de monnaie afin de la rendre à son propriétaire, nous qui l’apercevons pourtant cette pièce qui vient de s’arrêter juste là, à l’endroit où le velours rouge cède sa place au marbre blanc ? Le monde ne fonctionne-t-il pas ainsi bien mieux sans nous ? D’aucuns pourraient faire remarquer qu’il y avait peut-être là un peu d’espace pour un juste milieu. Effectivement, nous aurions pu descendre tranquillement l’escalier, ramasser la pièce de monnaie, la remettre dans notre poche, et une fois le concert terminé, la lancer avec une élégante et sonore pichenette dans la gamelle du nécessiteux qui attendait sagement sur le trottoir les miettes qu’on voulait bien lui laisser.

En arrivant au deuxième balcon, l’homme de notre histoire constata tout d’abord avec soulagement, mais également avec cette petite pointe de regret à la pensée d’être passé à côté d’une des rares rencontres qu’il lui était parfois accordé, qu’en ce modeste lieu il était à chacun de trouver sa propre place. Ne sachant vers quelle rangée de sièges se diriger, il commença par tenter le plus discrètement du monde de déchiffrer les petits caractères qui s’agrippaient sur les fauteuils, et c’est seulement après une très longue réflexion, alors qu’une ribambelle de chiffres maigrichons accompagnés de lettres grasses s’agitaient en ordre dispersé devant ses yeux, qu’il crut comprendre que sa place devait sans doute se trouver complètement à l’opposé de l’endroit où il se trouvait, et ce d’autant plus qu’une vieille dame au regard si peu aimable qu’il n’osa pas l’interpeller était assise à la place qui lui semblait être la sienne. Pire encore, alors qu’il pensait être arrivé suffisamment tôt pour n’avoir à déranger personne, l’incident dans l’escalier lui avait fait perdre un temps si précieux, que la salle se remplissait maintenant dangereusement, les sièges se baissant les uns après les autres dans des petits couinements si aigus qu’ils parvenaient presque à couvrir l’assourdissante cacophonie provoquée par des dizaines de conversations simultanées.

Ami lecteur, je suis certain que vous hésitez entre agacement et impatience en suivant le pénible trajet de notre emprunté spectateur. Mais si vous le voulez bien, arrêtez-vous un instant dans votre lecture et songez un peu à la difficulté qu’il y a pour chacun d’entre nous à se rendre dans des lieux où nous n’avions auparavant jamais mis les pieds. Vous êtes là, oui vous ami lecteur, unique ignorant au milieu d’une foule d’habitués. Je suis certain que vous avez déjà connu une telle situation : la foule autour de vous semble connaître l’endroit comme si elle y était née, et de votre côté vous êtes là, ne sachant vers quel endroit vous réfugier, et cherchant désespérément un bout de mur où poser votre regard pour trouver ne serait-ce qu’un infime soupçon de sécurité et de réconfort. Pire, vous êtes persuadé que votre gaucherie retient l’attention de toute une assistance qui s’amuse de vous voir autant embarrassé ; que tous ces visages moqueurs qui regardent dans votre direction n’attendent qu’une chose : que vous fassiez le mauvais pas ; que vous perdiez l’équilibre et que vous vous écrasiez à l’orchestre, au milieu de la société du spectacle. Soyez rassuré ami lecteur, ce soir ne sera pas un grand soir pour l’opéra ; aucun élan de lyrisme, aucun ; il n’y aura personne pour tragiquement se suicider en se jetant par‑dessus le balcon ; il y a là simplement un homme, un peu réservé, un peu timide, et qui souffre le martyre de devoir demander à toute une rangée de bien vouloir se lever sur son passage.

L’homme, à bout de force, était enfin parvenu à s’asseoir. Encore extrêmement perturbé d’avoir dû déranger autant de personnes, il se recroquevilla sur un minuscule strapontin à l’assise précaire et qui à son grand désarroi n’en finissait pas de geindre douloureusement au moindre de ses mouvements. Il était là, exténué et grelottant à cause de l’humidité qui s’était maintenant durablement installée dans ses vêtements ; et entre le grincement du fauteuil malingre, ses membres engourdis et son bras droit qui tremblait, il cherchait désespérément à se trouver une contenance. Alors lui fut porté le coup fatal : au moment où il se disait que l’accoudoir de gauche pourrait lui être naturellement attribué du fait qu’il ne disposait d’aucun soutien à sa droite, l’occupant du fauteuil jouxtant son strapontin, dans un énorme soupir de contentement, se cala bien au fond de son siège en déployant ses coudes d’une manière telle que son voisin comprit aussitôt qu’il ne pouvait prétendre à rien d’autre que la pitoyable place qui était la sienne. Notre homme, humilié, sentit de nouveau l’ensemble de son corps frissonner tandis qu’une immense colère intérieure accélérait les battements de son cœur ; mais plutôt que de rechercher un affrontement qu’il savait perdu d’avance, il ferma les yeux et s’efforça de se détendre malgré l’insupportable tremblement qui agitait son bras droit, toujours ce même tremblement qui le poursuivait et l’obsédait nuit et jour depuis si longtemps.

*

Il doit avoir tout juste seize ans ; il est assis sur le tabouret bancal d’une minuscule salle anonyme d’un petit conservatoire de province. Non, attendez… Maintenant que les souvenirs lui reviennent, toutes les salles du conservatoire avaient le nom d’un compositeur célèbre, et il se rappelle que c’est l’héroïque Berlioz qui non seulement devait se contenter de ce petit placard, mais qui en outre subissait en continu la sempiternelle petite musique de nuit en provenance du grand salon attenant. Nous sommes un samedi après‑midi, à cet instant de la semaine où tous les jeunes de son âge découvrent les premiers émois d’un baiser maladroit, ou le plaisir simple d’une séance de cinéma entre joyeux camarades ; les deux parfois, pour les plus chanceux d’entre eux. Voilà ce qu’il retient de cette adolescence qui lui échappe en écoutant le lundi matin les conversations des autres élèves de sa classe, peu avant la toute première heure de cours. Bien éloigné de ces préoccupations juvéniles, il est donc là, replié sur son siège dans un coin de la pièce où il tente péniblement d’accorder son instrument. Malheureusement pour lui, il en est bien incapable, tellement le vacarme amplifié par les hauts plafonds en lambris est insupportable dans un espace aussi réduit. Entassés les uns sur les autres, les élèves de la classe de violon, la plupart bien plus jeunes, mais qui déjà jouent bien mieux que lui, attendent avec impatience de pouvoir passer l’examen de fin d’année qui les propulsera dans la classe supérieure. Ils sont là, debout au milieu de la pièce et certains de leur talent, à singer le grand artiste qu’ils espèrent tous être plus tard, répétant avec aplomb le morceau qu’ils vont devoir présenter devant un parterre dérisoire composé des trois membres du jury et d’une poignée de parents qui attendent religieusement que leur petit prodige pénètre avec force cérémonie par la lourde porte en bois voûtée qui sommeille au fond de la vaste salle d’examen. Qu’il peut se sentir seul au milieu de tous ces instrumentistes immatures et hautains, désabusé qu’il est de savoir qu’il ne restera jamais qu’un piètre musicien. Comme il aimerait être ailleurs, loin de tous ces sons dissonants qui se superposent, qui s’entrechoquent, et qui enfin s’allient traîtreusement pour venir lui transpercer les tympans. Vraiment, comment pouvait-il accorder son instrument de musique dans une telle cacophonie ? Alors, pour garder un semblant de contenance, le voilà qui pose le violon dans son étui et fait mine d’étudier minutieusement son archet ; avec le regard du connaisseur, il prend un morceau de colophane avant d’étaler méticuleusement un peu de résine sur l’ensemble des crins de l’archet, comme s’il espérait par ce traitement tirer un son plus mélodieux de son violon. Dans un autre coin de la pièce, comme une grâce féline au milieu d’un parterre composé de ces sales petits rats de conservatoire, il y a cette jeune fille qui regarde par la fenêtre en souriant aux pigeons qui s’envolent et se posent sur des toits bleuis par les ardoises que des mains habiles avaient patiemment fixées entre les nombreuses cheminées aux couleurs ocre et grise. Un dernier regard à l’extérieur, et elle vient maintenant délicatement placer son violon sous un menton boudeur ; une légère inspiration, et l’archet de courir avec grâce et dextérité sur les cordes pendant que les doigts viennent se placer avec agilité le long du manche de son instrument. Alors que la pièce est toujours traversée par d’horribles et plaintives jérémiades, une merveilleuse mélodie s’empare immédiatement des lieux.

Voilà le jeune garçon tout à coup transporté bien loin de la petite salle de son conservatoire de province : il marche le long d’une petite rivière qui gaiement ruisselle, pendant que la douceur du vent s’engouffre dans les sous-bois ; il remonte le long du courant, et parvient au pied d’une falaise qui à cet endroit fait glisser l’eau en cascade dans une vaste clairière aquatique ; il s’approche de la roche et recherche la fraîcheur des gouttes qui, cristallines et divines, viennent s’éclater sur son visage avant d’infiltrer au sol un humus gonflé par l’humidité. Peut-être s’attendait-il à voir, sans vraiment oser le formuler, pudiquement caché derrière un rocher, un pied nu, puis une cheville, et osera-t-il les regarder, de longues jambes qui… mais qu’il était encore loin le temps où il pourrait porter un doux regard sur un corps nu débordant de volupté. Pour l’instant, il était simplement étonné de se retrouver en pleine nature, lui qui pensait comme tous les garçons de la ville et de son âge, vouloir vivre bêtement sa première amourette dans la pénombre d’une obscure salle de cinéma. Entre ce que l’on croit savoir et cette étrange vérité qui surgit au détour d’une mélodie chaleureuse et profonde, il y a souvent tout un univers que l’on imagine hors de portée.

Passé ce court moment pendant lequel ses sens à sa grande frayeur s’éveillaient, il se laissa de nouveau submerger par le flot de tristesse qui s’emparait de lui dès lors qu’il songeait aux ridicules grognements qui s’échappaient de façon désordonnée de son outil désaccordé. Certainement que tout cela n’avait pas tellement d’importance au début de l’enfance, car il y avait toujours à nos côtés, aveuglée par la fierté de voir le petit dernier s’intéresser à la grande musique, une gentille grand‑mère pour venir s’émerveiller de nos hypothétiques progrès. Mais, alors qu’il ne lui restait plus aujourd’hui que quelques pas à faire avant d’arriver à l’inextricable embranchement où il lui faudra bien choisir une route sur laquelle errer et se perdre, quel sens pouvait‑il donner à ce qui n’était déjà plus qu’un lointain souvenir ? Sa frustration et sa tristesse étaient d’autant plus vives qu’il sentait confusément qu’il avait pourtant à cœur de vouloir créer toute sorte de sensations et d’émotions qui lui étaient aujourd’hui inaccessibles avec comme seul ambassadeur que ce maudit violon, des sensations et des émotions qui étrangement se rapprochaient de ce que l’adolescent pouvait éprouver en regardant jouer la jeune fille au menton boudeur et à la longue chevelure rousse qui lui ruisselait doucement jusqu’au milieu du dos. Il y avait dans sa musique des harmonies qui créaient au sein même de la pièce un espace inaltéré et inaltérable dans lequel était déjà concentré tout ce qui pouvait toucher notre âme humaine ; c’était une musique aussi limpide que pouvait être confus le tohu-bohu qui régnait au sein de son âme, et dont il ne savait que faire. Et cette peur, cette terrible peur de se retrouver à quarante ans passés au fond d’un minable préfabriqué en tôle, l’âme complètement ratatinée d’avoir classée pendant quinze ans des milliers de factures selon leur couleur dans d’immenses bacs en plastique. Sera-t-il un jour capable de mettre un peu d’ordre dans le maelström de ses pensées inexprimées ? Quant à la féminité, viendra-t-il ce jour où il accepterait qu’elle puisse lui être destinée s’il osait aller à sa rencontre ?

Était-ce en raison de toutes ces frustrations adolescentes que son bras droit avait commencé à trembler ? Ou la nervosité de se donner en spectacle ? Ou encore le simple fait de penser que l’on pouvait remarquer ne serait-ce que sa présence ? Il était bien incapable de répondre à toutes ces questions. Il se souvenait seulement du jour où il avait joué pour la première fois devant un jury pour tenter d’accéder à la classe supérieure ; sa main droite s’était mise à trembler et l’archet avait sauté sur les cordes au point de devenir incontrôlable. Avec le temps, le tremblement n’avait cessé de s’amplifier ; et quand les jurés, avec pourtant beaucoup de tact et de compassion informèrent le jeune homme qu’il venait d’échouer pour la troisième et dernière fois au même niveau et qu’il allait en conséquence devoir quitter le conservatoire, il avait appris la nouvelle avec amertume, l’amertume de celui qui n’avait pas été capable de quitter de lui‑même ce lieu qui ne lui avait jamais été destiné. Il avait beau avoir compris que cette fin était non seulement inéluctable, mais selon toute vraisemblance souhaitable, il avait pourtant tenté de bafouiller quelque chose pour se défendre ; ne trouvant rien à répondre, il s’était mis à crier à l’injustice avant de s’enfuir en claquant violemment la porte dans un ultime geste d’impuissance. Dix années de conservatoire avaient été mises à terre en quelques instants ; un brusque accès de colère, une poignée de secondes, et tout était terminé. Enfin, il croyait que tout était terminé, avant qu’il ne se rendît compte que persistaient encore de douloureuses réminiscences de nombreuses années après : suite à cet échec, les tremblements de son bras droit avaient persisté, et il lui aura fallu attendre longtemps avant de se remémorer son difficile apprentissage musical ; et plus longtemps encore, avant que ne se ravivent au plus profond de lui des souvenirs plus paisibles, des moments plus délicieusement intimes, notamment ces soirées du mardi, lorsqu’il se fondait au milieu de la classe d’orchestre.

*

Il affectionnait cette sensation d’être perdu, ou plus exactement caché au milieu des autres ; de se sentir de si peu d’importance, persuadé que son absence tout comme sa présence passerait complètement inaperçue. Cette agréable impression se renforçait lors des nombreux passages rapides et difficiles d’une symphonie, passages pendant lesquels il ne pouvait pas faire mieux que semblant de jouer. Pourtant, même en s’agitant sans produire le moindre son, il avait le sentiment de faire partie d’un tout qui produisait une musique sinon mélodieuse, tout du moins insouciante et joyeuse. Tout cela peut vous sembler bien naïf, mais n’oubliez pas qu’il n’était finalement qu’un enfant, un enfant muet et encore innocent. Et un peu amoureux certainement. Le premier violon au menton boudeur était là, juste devant lui, et derrière son pupitre, il la regardait longuement sans qu’elle le soupçonnât un seul instant. Il la regardait jouer, rêveur, sous le regard excédé du chef d’orchestre qui avait fini par remarquer son silencieux manège ; et, plus il regardait le premier rang, et plus il apparaissait troublé également, car aux côtés de celle pour qui secrètement il avait ces élans romantiques, se tenait fière et droite une autre fille du même âge, une jeune fille avec un tout autre tempérament, et qui lui procurait d’autres sensations, différentes certes, mais tout aussi troublantes, mystérieuses et insaisissables. De son jeu et de son corps ne se dégageait pas une douce mélodie, mais grâce à une technique irréprochable et une puissance inouïe qui s’accordaient si bien avec son long nez aquilin et de raides cheveux noirs plaqués en arrière, il imaginait des sous‑vêtements en dentelle sous des tenues sévères et sombres ; et ce trouble ne faisait qu’augmenter quand elle laissait sa chevelure danser au gré des mouvements de sa tête, provoquant en lui comme un violent accès de désir.

Qu’il lui était étrange de toucher ces deux états séparément ; d’un côté le désir dans sa forme la plus brute, voire brutale ; et de l’autre un sentiment plus profond. C’était comme si, séparés par une barrière hermétique, il y avait un corps et une âme qui vivaient esseulés chacun de leur côté. Expérimentera-t-il un jour cette sensation merveilleuse, quand de la profondeur des sentiments découle l’amour, et que de cet amour peut émerger les vagues de désir les plus insoupçonnables ?

Un été, dans le bus qui les emmenait en terre étrangère le temps d’un concert, il avait longuement tergiversé avant de trouver une place juste derrière la fille au menton boudeur et aux cheveux roux, que déjà elle posait sa tête sur l’épaule d’un grand joueur de trombone. On a beau faire l’éloge de la lenteur, on est souvent pris de court par plus rapide que soi. Il ne devait la revoir qu’une ou deux années plus tard, lors d’un concert où ils n’étaient ce soir-là que de simples spectateurs. Elle venait d’intégrer le Conservatoire National ; lui entamait des études de comptabilité. Elle avait vingt ans ; lui avait dix-neuf ans finalement. C’est étrange, car alors qu’elle était adolescente, il se voyait encore petit garçon. Quand elle eut dix-huit ans, il se croyait encore perdu au milieu de son adolescence, et pas très entreprenant. Ce soir-là, sans doute ne fut-elle jamais aussi proche de lui. Quand il l’avait reconnue, il avait escaladé quatre à quatre l’escalier qui menait au deuxième balcon. Elle était là, assise au milieu d’une rangée copieusement remplie, et visiblement sans épaule sur qui poser la tête pour se reposer ; et, comme elle n’arrivait pas à l’entendre alors qu’il criait depuis l’extrémité de la salle sous le regard courroucé de nombreux spectateurs, il n’avait pas hésité une seconde et avait bousculé toute la rangée afin d’atteindre son siège et lui proposer en riant de venir s’installer avec lui au dernier rang du deuxième balcon, là il ne se trouverait personne pour les déranger. De là‑haut, on n’entendait rien et on ne voyait pas grand‑chose. Peut-être aussi ne voyait-il qu’elle, et sans doute était-il seulement attentif au son de sa voix, à ses soupirs également quand un silence trop long entre eux s’installait. Curieusement, alors qu’après toutes ces années, il était enfin proche d’elle, que peut-être un bonheur, et tant pis s’il fût éphémère, était à sa portée, il lui était devenu difficile de s’exprimer ; presque tout son corps s’était mis à trembler, son bras droit surtout ; il n’osait plus la regarder, comme s’il voulait s’interdire de voir que sous le menton boudeur, lui était peut-être adressé depuis toujours un léger sourire, comme une invitation à venir y déposer un tendre baiser. C’est ainsi qu’ils en restèrent là tous les deux, le temps d’un concert. Le temps d’un concert, le temps est passé. Un peu de musique ; un soupir ; de longs silences… Une fois la dernière note de musique jouée, une fois les derniers applaudissements dissipés, sans doute avait-il peiné à bredouiller : « au revoir, et bonne chance pour la suite » ; et puis il avait dévalé avec un léger pincement au cœur les escaliers, mettant un terme à toutes les douces mélodies qui l’avaient si souvent accompagné.

*

Au milieu du silence, la tête appuyée contre le mur de la salle, l’homme dormait profondément ; par on ne sait quel miracle, il n’était pas tombé de son strapontin ; et, si son bras droit continuait de trembler légèrement, les tressautements s’étaient espacés à l’instant même où le concertiste avait commencé son récital. S’il avait ouvert les yeux à ce moment-là, il aurait pu le voir, simplement éclairé par deux discrètes lumières blanches qui se rejoignaient au centre de la scène ; mais il s’était endormi paisiblement, grâce à cette musique qui avait déclenché en lui une félicité telle qu’elle avait chassé ses pensées les plus noires. Dès les premières notes, l’homme avait été transporté dans un univers où régnait une douce sensation d’apaisement. Ou plutôt, ce n’était pas vraiment un univers, c’était comme s’il s’était retrouvé au milieu de son être originel, débarrassé de ce qui faisait sa matérialité au quotidien, un univers liquide, au milieu de sons étouffés mais d’une exceptionnelle musicalité, dans une atmosphère qui remontait bien plus loin que les amers souvenirs de l’adolescence.

Quand il se réveilla, seul sur son strapontin, seul dans cette salle immense, il entendit confusément les rires et les conversations qui montaient en provenance de la réception donnée en l’honneur de l’artiste dont le concert était maintenant terminé. Il se leva lentement, et fut pris d’un très léger vertige en regardant l’orchestre en contrebas. Pour recouvrer l’équilibre, il dut se concentrer sur les quelques marches qui le menèrent vers la sortie la plus proche, sortie où il retrouva la rampe jaune et métallique sur laquelle il posa son bras qui de nouveau s’agitait, et descendit maladroitement l’escalier qui menait dans le grand hall. Arrivé au premier balcon, il hésita pendant un instant à s’enfermer dans les toilettes pour attendre que le hall se fut complètement vidé de ses encombrants habitants, mais encore sous l’effet bénéfique de la musique, il se sentit capable de fendre aisément la foule afin d’atteindre l’extérieur du bâtiment. Au moment où il arrivait en bas des escaliers, et alors qu’il allait mettre son plan à exécution, son regard fut attiré par un couple qui retenait l’attention de tout un attroupement de spectateurs d’où émergeaient de joyeux éclats de voix. Même s’il ne pouvait le reconnaître, il sut d’emblée qu’il avait devant lui le concertiste qui répondait avec un sourire gêné aux différentes sollicitations, comme si une fois le concert achevé, celui-ci aurait préféré s’en retourner dans l’anonymat, état plus propice à sa discrète personnalité. À ses côtés, une main gantée posée sur son épaule menait à une belle jeune femme brune à la voix chantante, et qui pendant qu’elle répondait le plus naturellement du monde à une pluie de questions, prenait le temps de regarder avec tendresse son compagnon pour lui exprimer sa présence, son soutien ainsi que sa compréhension.

En un instant, oubliant les bienfaits de la musique, l’homme retomba dans sa profonde dépression. Une nouvelle fois, il avait sous les yeux la preuve que le bonheur existait, et qu’il n’y avait qu’une vie à deux pour le faire s’épanouir. Au bord du désespoir, il tangua vers la sortie, frôlant sans la voir une petite silhouette qui semblait perdue au milieu de la foule. C’était une femme, assez jeune et plutôt jolie ; elle portait un long manteau coloré qui jurait quelque peu parmi les tenues aux couleurs plutôt ternes de l’ensemble de l’assistance. Ce simple détail aurait dû l’alerter ; ce simple détail était peut-être là pour l’alerter, pour qu’il la remarquât et lui donnât envie d’aller à sa rencontre, car si elle semblait perdue au milieu de la foule, n’était-ce pas là le meilleur moment pour venir briser sa solitude et lui apporter un peu de réconfort ? Hélas, souvent est aveugle celui qui regarde trop loin devant lui, et notre homme, les yeux rivés sur la rue, titubait déjà vers la sortie.

Dehors, la pluie et le vent avaient conjugué leurs efforts pour engloutir la ville et ses lumières. L’homme fouilla une dernière fois dans sa poche, jeta dans le caniveau la fève en forme de poisson, et d’un pas lourd s’éloigna lentement dans la nuit et sous la pluie ; on aurait pu remarquer qu’il boitait un peu, si tout son corps n’avait été secoué par d’insoutenables tremblements.

*

Pendant quelques instants je le suivis des yeux, jusqu’au moment où j’aperçus un pauvre type qui faisait la manche en bas des escaliers. Je fouillais à mon tour dans ma poche, et en sortis une étincelante pièce de monnaie bicolore en provenance d’un pays que souvent j’aimais visiter. Arrivé à hauteur du clochard, et en jetant également un œil presque désolé à cette femme qui n’avait comme seule compagnie que son air triste et son manteau bariolé et qui s’en allait sous la pluie dans la direction opposée, je remis la pièce dans ma poche avec un léger sourire cynique. Avec le temps qu’il faisait dehors, mieux valait avoir sur soi un peu de menue monnaie.


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