Vol de nuit

(1931)
lundi 14 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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Rivière s’arrêta devant Leroux, un vieux contremaître qui travaillait. Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir, ou minuit, ce n’était pas un autre monde qui s’offrait à lui, ce n’était pas une évasion. Rivière sourit à cet homme qui relevait son visage lourd, et désignait un axe bleui : "ça tenait trop dur, mais je l’ai eu." Rivière se pencha sur l’axe. Rivière était repris par le métier. "Il faudra dire aux ateliers d’ajuster ces pièces-là plus libres." Il tâta du doigts les traces du grippage, puis considéra de nouveau Leroux. Une drôle de question lui venait aux lèvres, devant ces rides sévères. Il en souriait :

- Vous vous êtes beaucoup occupé d’amour, Leroux, dans votre vie ?
- Oh ! l’amour, vous savez, monsieur le Directeur...
- Vous êtes comme moi, vous n’avez jamais eu le temps.
- Pas bien beaucoup...

Rivière écoutait le son de sa voix, pour connaître si la réponse était amère : elle n’était pas amère. Cet homme éprouvait, en face de sa vie passée, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle planche : "Voilà, c’est fait."

"Voilà, pensait Rivières, ma vie est faite."

Il repoussa toutes les pensées tristes qui lui venaient de sa fatigue, et se dirigea vers le hangar, car l’avion du Chili grondait.
(Édition poche Folio - p.29-30)

*

Il voulut raconter son voyage :
- Si vous saviez !...
Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s’en fut retirer son cuir.
(Édition poche Folio - p.34)

*

"Il y a dans toute foule, pensait Rivière, des hommes que l’on ne distingue pas, et qui sont de prodigieux messagers. Et sans le savoir eux-mêmes. A moins que..."
(Édition poche Folio - p.42)

*

"Le règlement, pensait Rivière, est semblable aux rites d’une religion qui semblent absurdes mais façonnent les hommes." Il était indifférent à Rivière de paraître juste ou injuste. peut-être ces mots-là n’avaient-ils même pas de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent le soir autour de leur kiosque à musique et Rivière pensait : "Juste ou injuste envers eux, cela n’a pas de sens : ils n’existent pas." L’homme était pour lui une cire vierge qu’il fallait pétrir. Il fallait donner une âme à cette matière, lui créer une volonté. Il ne pensait pas les asservir par cette dureté, mais les lancer hors d’eux-mêmes. S’il chatiait ainsi tout retard, il faisait acte d’injustice mais il tendait vers le départ de la volonté de chaque escale ; il créait cette volonté. Ne permettant pas aux hommes de se réjouir d’un temps bouché, comme d’une invitation au repos, il les tenait en haleine, et l’attente humiliait secrètement jusqu’au manoeuvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier défaut dans l’armure : "Débouché au Nord, en route !" Grâce à Rivière, sur quinze mille kilomètres, le culte du courrier primait tout.
Rivière disait parfois :
"Ces hommes-là sont heureux, parce qu’ils aiment ce qu’ils font, et ils l’aiment parce que je suis dur."
Il faisait peut-être souffrir, mais procurait aussi aux hommes de fortes joies.
"Il faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui entraîne des souffrances et des joies, mais qui seule compte."
(Édition poche Folio - p.46-47)

*

Il pensa encore pour se rassurer : "Tous ces hommes, je les aime, mais ce n’est pas eux que je combats. C’est ce qui passe par eux..."
Son cœur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
"Je ne sais pas si ce que j’ai fait est bon. Je ne sais pas l’exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas exactement ce que vaut la joie d’un homme. Ni une main qui tremble. Ni la pitié, ni la douceur..."
Il rêva :
"La vie se contredit tant, on se débrouille comme on peut avec la vie... Mais durer, mais créer, échanger son corps périssable..."
(Édition poche Folio - p.89)

*

Rivière avait écouté, avec ennui, parler de bilans, d’assurances, et surtout d’opinion publique : "l’opinion publique... ripostait-il, on la gouverne !" Il pensait : que de temps perdu ! Il y a quelque chose... quelque chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et crée, pour vivre, ses propres lois. C’est irrésistible".[...]
Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il avait écouté, avec un étrange sentiment de force, tant d’objections. Elles lui semblaient vaines, condamnées d’avance par la vie. Et il sentait sa propre force ramassée en lui comme un poids : "Mes raisons pèsent, je vaincrai, pensait Rivière. C’est la pente naturelle des évènements." Quand on lui demandait des solutions parfaites, qui écarteraient tous les risques : "C’est l’expérience qui dégagera les lois, répondait-il, la connaissance des lois ne précède jamais l’expérience."
(Édition poche Folio - p.105)

*

Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d’une petite détresse passagère, mais celui-là même de l’action. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu’écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l’action ni le bonheur individuel n’admettent le partage : ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d’un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. celui d’une clarté de lampe sur la table du soir, d’une chair qui réclamait sa chair, d’une patrie d’espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d’une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine.
(Édition poche Folio - p.129)


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