I – Père Apollinaire

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Le lendemain matin (jeudi 26 septembre) je pris la route avec un nouvel arrangement. Le sac ne fut plus plié en deux, mais suspendu de toute sa longueur à la selle, saucisson vert de six pieds long avec une touffe de laine bleue qui dépassait à l’une ou l’autre des extrémités. C’était plus pittoresque, cela ménageait la bourrique et, ainsi que je m’en aperçus bientôt, assurait la stabilité, qu’il ventât ou non. Mais ce ne fut pas sans appréhension que je m’y résolus. Quoique j’eusse fait emplette à cet effet d’une corde neuve et tout disposé aussi solidement que j’en étais capable, j’étais pourtant méfiant et inquiet que les flanquets ne s’aillent détacher et éparpiller mes biens le long de la ligne de marche.

Ma route remontait la vallée chauve de la rivière longeant les confins de Vivarais et Gévaudan. Les monts du Gévaudan sur la droite étaient encore plus nus, si l’on peut dire, que ceux du Vivarais sur la gauche. Les premiers avaient un privilège de taillis rabougris qui croissaient épais dans les gorges et mouraient par buissons isolés sur les versants et les cimes. De sombres rectangles de sapins étaient plaqués çà et là sur les deux côtés. Une voie ferrée courait parallèle à la rivière. Unique tronçon de chemin de fer du Gévaudan quoiqu’il y ait plusieurs projets sur pied et que des études topographiques aient été entreprises et même, m’a-t-on assuré, qu’eût été déterminé l’emplacement d’une gare prête à être construite à Mende. Une année ou deux encore et ce sera un autre monde. Le désert est assiégé. Désormais quelques Languedociens peuvent traduire en patois le sonnet de Wordsworth : « Montagnes et vallons et torrents, entendez-vous ce coup de sifflet ? »

Dans une localité nommée La Bastide on me conseilla d’abandonner le cours de la rivière et de suivre une route qui grimpait sur la gauche parmi les monts du Vivarais, l’Ardèche moderne. Car j’étais maintenant parvenu au petit chemin menant à mon étrange destination : le couvent des Trappistes de Notre-Dame des Neiges. Le soleil parut comme je quittais le couvert d’un bois de pins et je découvris tout à coup un joli site sauvage au sud. De hautes montagnes rocheuses, aussi bleues que du saphir fermaient l’horizon. Entre elles s’étageaient rangées sur rangées, des montagnes couvertes de bruyères et rocailleuses, le soleil étincelant sur les veines du roc, le taillis envahissant les ravins, aussi âpre qu’au jour de la création. Il n’y avait point apparence de la main de l’homme dans le paysage entier et, en vérité, pas trace de son passage, sauf là où une génération après une génération, avait cheminé dans d’étroits sentiers tortueux pénétrant sous les bouleaux et en sortant, en haut et en bas des versants qu’ils sillonnaient. Les brouillards, qui m’avaient cerné jusqu’alors, s’étaient maintenant résorbés en nuages et ils fuyaient en vitesse et brillaient avec éclat au soleil.
Je respirai longuement. Il était délicieux d’arriver, après si longtemps sur un théâtre de quelque charme pour le cœur humain. J’avoue aimer une forme précise là où mes regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleur, je donnerais bien quatre sous chaque jour de ma vie.

Mais si l’aspect des choses s’était mieux développé au sud, c’était toujours désolation et inclémence à deux pas de moi. Une croix à trépied au faîte de chaque mont indiquait le voisinage d’un établissement religieux. À un quart de mille au-delà, la perspective sur le sud s’élargissait et devenait plus accentuée de pas en pas ; une blanche statue de la Vierge au coin d’une jeune plantation dirigeait le voyageur vers Notre-Dame des Neiges. Ici, j’obliquai donc sur la gauche et poursuivis ma route, poussant devant moi mon baudet séculier et au craquement de mes souliers et de mes guêtres laïques, vers l’asile du silence.

Je n’avais pas progressé bien loin que le vent m’apportait le tintement d’une cloche et je ne sais comment je ne saurais qu’à peine dire pourquoi, mon cœur, à ce bruit, se serra dans ma poitrine. J’ai rarement éprouvé plus d’angoisse sincère qu’en approchant ce monastère de Notre-Dame des Neiges. Est-ce d’avoir reçu une éducation protestante ? Et soudain, à un tournant, une crainte m’envahit de la tête aux pieds – crainte superstitieuse, crainte d’esclave. Bien que ne cessant d’avancer, je continuais pourtant avec lenteur, comme un homme qui aurait franchi, sans y prêter attention, une frontière et s’égarerait au pays de la mort. Là, en effet sur une étroite route nouvellement ouverte, entre les pins adolescents, il y avait un moine médiéval se démenant avec une brouettée d’herbe. Tous les dimanches de mon enfance, j’avais l’habitude de feuilleter Les Ermites de Marco Sadeler, estampes passionnantes, emplies de bois et de champs et de paysages moyenâgeux aussi larges qu’un comté pour l’imagination qui y vagabondait ! Et c’était là sans doute un des héros de Sadeler. Il était enrobé de blanc comme un fantôme et le capuchon, retombé sur son dos dans son effort à pousser la brouette, découvrait un crâne aussi chauve et jaune qu’une tête de mort. Il aurait pu avoir été enterré quelque temps voici mille ans et toutes les parcelles de vie de son être réduites en poussière et brisées au contact de la herse d’un cultivateur.

J’avais en outre l’esprit troublé par l’étiquette. Devais-je adresser la parole à quelqu’un qui avait fait vœu de silence ? Évidemment non ! Toutefois, m’approchant, j’ôtai ma casquette devant lui avec une déférence superstitieuse, issue du fond des siècles. Il me fit un léger salut en retour et cordial s’adressa à moi. Est-ce que je me rendais au couvent ? Qui étais-je ? Un Anglais ? Ah ! un Irlandais, alors ?

– Non, dis-je, un Écossais.

Un Écossais ? Ah ! il n’avait jamais vu d’Écossais auparavant. Et il m’examina de haut en bas, sa bonne grosse figure honnête avivée d’intérêt, comme un gamin pourrait regarder un lion ou un caïman. De lui j’appris avec déplaisir que je ne pourrais être reçu à Notre-Dame des Neiges. Peut-être y pourrais-je faire un repas, mais c’était tout. Et alors, comme notre conversation continuait, et qu’il découvrait que je n’étais pas un colporteur, mais un homme de lettres qui dessinait des paysages et se proposait d’écrire un livre, il modifia sa manière de voir quant à ma réception (car j’ai peur qu’on ait égard aux personnes de qualité même dans un couvent de trappistes). Il me dit que je devais demander le Père Prieur, et lui exposer mon cas sans réserve. Sur nouvelles réflexions, il décida de descendre lui-même avec moi. Il pensait qu’il pourrait s’arranger au mieux en ma faveur. Pourrait-il dire que j’étais un géographe ? Non. Je pensais, dans l’intérêt de la vérité, qu’il ne le pouvait vraiment pas.

– Très bien ! alors (avec contrariété) un auteur ?

Il apparut qu’il avait été au séminaire en même temps que six Irlandais, tous prêtres depuis longtemps, qui recevaient des journaux et le tenaient au courant de la situation des affaires ecclésiastiques en Angleterre. Il s’informa avec empressement du Dr Posey pour la conversion de qui le brave homme avait continué, depuis toujours, de prier soir et matin.

– Je pensais qu’il était très près de la vérité, dit-il. Et il y parviendra finalement. Il y a beaucoup d’efficacité dans la prière.

Il faut être un protestant obstiné, un mécréant pour pouvoir prendre autre chose que du plaisir à cette histoire d’espérance ingénue. Tandis qu’il était si près du sujet, le bon père me demanda si j’étais chrétien et quand il reconnut que je ne l’étais pas ou du moins pas à sa façon, il glissa là-dessus avec une grande bonne volonté.
La route que nous suivions et que ce père athlétique avait construite de ses mains en l’espace d’un an arriva à un coude et nous découvrit quelques bâtiments blancs, un peu plus loin à l’arrière du bois. Au même instant, la cloche une fois de plus sonna au lointain. Nous étions tout près du couvent. Père Apollinaire (ainsi se nommait mon compagnon) m’arrêta :

– Je ne dois plus vous parler à partir d’ici, dit-il. Demandez le frère portier et tout ira bien. Mais essayez de me revoir quand vous sortirez de nouveau dans le bois, où j’ai permission de vous parler. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Et alors, levant soudain les bras, agitant les doigts et criant par deux fois : « Je ne dois plus parler, je ne dois plus parler ! », il s’enfuit devant moi et disparut sous le porche du monastère.

J’avoue que cette excentricité un peu spectrale contribua un instant à raviver mes craintes. Mais là où un seul était si bon et si naïf, pourquoi tous ne seraient-ils point pareils ? J’assumai un cœur courageux et me dirigeai vers la porte aussi vite que Modestine, qui semblait avoir de l’antipathie pour les couvents, me le permit. Depuis que je la connaissais, c’était la première porte qu’elle ne montrait pas une hâte inconvenante à franchir. J’assignai l’endroit dans les formes, quoique avec un battement de cœur. Père Michel, le père hospitalier et une paire de frères en robe de bure vinrent au guichet et confabulèrent avec moi un moment. Je pense que mon sac était la grande curiosité : il avait déjà séduit l’âme du pauvre Apollinaire qui m’avait chargé, sous serment, de le montrer au Père Prieur. Mais que ce fut ma diplomatie ou mon sac ou la certitude rapidement répandue dans cette partie de la communauté affectée au service des étrangers, qu’après tout je n’étais pas un colporteur, je n’éprouvai nulle difficulté à être admis. Modestine fut emmenée par un frère lai aux écuries et moi-même et mon paquetage fûmes reçus à Notre-Dame des Neiges.


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