VII – La dernière journée

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Quand je m’éveillai (jeudi 2 octobre), entendant grande fanfare de coqs et caquetage de poules satisfaites, je me mis à la fenêtre de la chambre propre où j’avais passé la nuit. Je contemplai une matinée ensoleillée dans une vallée profonde aux plantations de châtaigniers. Il était encore de bonne heure et le chant des coqs et les lumières obliques et les ombres allongées m’incitèrent à sortir explorer les alentours.

Saint-Germain-de-Calberte est une grande paroisse d’environ neuf lieues de circonférence. À l’époque des guerres de religion et juste avant la dévastation, elle était habitée par deux cent soixante-quinze familles dont neuf seulement étaient catholiques. Il fallut au curé dix-sept journées du mois de septembre pour aller à cheval, de maison en maison, faire un recensement. Mais la localité elle-même, quoique chef-lieu de canton, est à peine plus importante qu’un hameau. Elle s’étage en terrasses sur une pente escarpée au milieu de vigoureux châtaigniers. La chapelle protestante s’élève un peu plus bas, sur un éperon. Il y a, au centre du village, une vieille et curieuse église catholique.

C’est en ce lieu que le pauvre du Chayla, martyr du Christ, avait sa bibliothèque et tenait école de missionnaires. Ici, il avait édifié son tombeau, pensant reposer au sein d’une population reconnaissante d’avoir été rachetée de l’erreur et c’est ici qu’au lendemain de sa mort on apporta, pour l’inhumer, le corps percé de cinquante-deux blessures. Revêtu de ses habits sacerdotaux, il fut exposé en grand apparat dans l’église. Le curé, empruntant son texte au livre second de Samuel, chapitre vingtième, verset douzième, « Et Amasias baignait dans son sang sur le grand chemin » prêcha un sermon pathétique. Il exhorta ses frères à mourir, chacun à son poste comme leur infortuné pasteur. Au mitan de cette éloquence, le bruit court qu’Esprit Séguier approche et voilà que toute l’assistance saute en selle et détale qui à l’est, qui à l’ouest et le curé lui-même s’enfuit jusqu’à Alais.
Étrange était la situation de cette petite métropole catholique – un diminutif de Rome – dans pareil milieu sauvage et hostile. D’une part, la légion de Salomon la surveillait de Cassagnas, d’autre part, elle était coupée de tout secours par la légion de Roland, à Mialet. Le curé Louvrelenil, bien que pris de panique aux funérailles de l’archiprêtre et qu’il eût prestement décampé vers Alais, restait fidèle à sa chaire isolée. De là, il fulminait contre les crimes des Protestants. Salomon assiégea le village pendant une heure et demie, puis battit en retraite. On pouvait entendre les miliciens postés en sentinelles devant la porte du curé chanter dans l’obscurité des psaumes protestants et bavarder en amis avec les insurgés. Au matin, bien que pas un coup de feu n’eût été tiré, il n’y avait plus une once de poudre dans leurs poires à munitions. Qu’était-elle devenue ? Tout le monde prêtait la main aux Camisards en compensation. Gardiens peu sûrs pour un prêtre isolé !

L’imagination se figure à grand-peine que Saint-Germain-de-Calberte ait pu être autrefois la scène de ces agitations incessantes. Tout y est maintenant si paisible. Les pulsations de la vie humaine battent maintenant d’un rythme si discret et si lent dans ce hameau de la montagne ! Des gamins m’escortèrent un bon moment à distance, comme eût-on dit, des chasseurs timorés de lions. Des gens se retournèrent pour me regarder une deuxième fois ou sortirent de chez eux pendant que je passais devant leur demeure. Mon arrivée était, eût-on cru, le premier événement survenu depuis le temps des Camisards. Il n’y avait rien de désobligeant ni d’effronté dans cette curiosité. C’était tout bonnement une surprise qui les étonnait et leur faisait plaisir, comme à des bœufs ou à des enfants. Elle m’était pourtant fastidieuse et me fit bientôt déserter la rue.

Je me réfugiai sur les terrasses qui forment comme un vert tapis de gazon et tentai vainement d’imiter au crayon les inimitables attitudes des châtaigniers qui dressaient haut leurs dômes de verdure. Par instants soufflait un vent léger et les châtaignes dégringolaient dans l’herbe autour de moi avec un bruit assourdi. Ce bruit était comparable à celui d’une chute de gros grêlons, mais celui-ci portait en lui l’impression cordiale et humaine d’une récolte proche et de fermiers heureux du résultat. En levant les yeux, je pouvais voir les fruits bruns dans leurs bogues épineuses à demi ouvertes déjà et entre les troncs le regard embrassait un cirque de montagnes dorées par le soleil et vertes de feuillage.

Je n’ai pas souvent éprouvé tant d’intime satisfaction en présence d’un site. Je me mouvais dans une atmosphère délicieuse et me sentais allègre et tranquille et heureux. Peut-être n’était-ce point l’endroit seul qui me rendait l’esprit ainsi dispos. Peut-être quelqu’un dans un autre pays pensait-il à moi. Ou peut-être une de mes pensées avait-elle surgi spontanément et s’était-elle évanouie à mon insu, qui me faisait du bien. Car certaines pensées – et assurément les plus belles – s’effacent avant qu’il nous soit possible d’en déterminer les traits exacts, comme si un dieu, cheminant par nos grand-routes vertes, ne faisait qu’entrouvrir la porte de la maison, lancer un coup d’œil souriant à l’intérieur et s’éloigner pour toujours. Est-ce Apollon ? Ou Mercure ? Ou l’Amour aux ailes repliées ? Qui peut le dire ? Mais nous vaquons plus allègres à nos besognes et sentons paix et joie en nos cœurs.
Je dînai en compagnie de deux catholiques. Ils tombèrent d’accord pour condamner un jeune catholique qui, ayant épousé une protestante, avait adhéré à la religion de sa femme. Un protestant de naissance, ils pouvaient le comprendre et l’estimer. En fait, ils semblaient partager l’état d’esprit d’une vieille catholique qui m’assurait le même jour qu’il n’y avait pas de différence entre les deux croyances, excepté que « ce qui était mal était plus mal pour les catholiques » qui avaient plus de lumière et de conseils. Or, cette désertion d’un homme les remplissait d’un vrai mépris.

– Fâcheuse idée pour un homme d’abjurer ! disait l’un.

Cela pouvait être fortuit, mais on voit comme cette phrase me poursuivait. Quant à moi, je crois qu’elle est la philosophie courante de ces gens-là. Il m’est difficile d’en imaginer une meilleure. Ce n’est point bien haut degré de confiance chez un homme d’abdiquer sa foi et d’abandonner sa famille spirituelle pour l’amour du ciel. Mais il y a grande chance, dis-je, il y a espoir aussi, qu’en dépit de cette conversion aux yeux des hommes, il n’y ait point modification de l’épaisseur d’un cheveu au regard de Dieu. Honneur à ceux qui agissent ainsi, car l’arrachement est pénible ! Mais que ce soit par force ou faiblesse sous le coup de l’inspiration ou de la folie, c’est l’indice de quelque étroitesse d’esprit chez ceux qui peuvent s’intéresser assez à de semblables et infimes nuances d’âme ou qui peuvent délaisser une amitié pour un bénéfice spirituel tout problématique. Et je pense que je ne voudrais pas abandonner mon vieux credo pour un autre, en ne faisant que changer des mots pour d’autres mots, mais pour un courageux examen le comprendre en esprit et en vérité afin de reconnaître comme mauvais ce qui est mauvais pour moi comme pour les meilleurs sectateurs des autres confessions religieuses.

Le phylloxéra dévastait le pays. Au lieu de vin, on but, au dîner, un jus de raisin plus économique, la Parisienne, comme on le nommait. Elle se fabrique en mettant une grappe entière dans un bocal rempli d’eau. L’un après l’autre, les grains fermentent et éclatent. La quantité bue pendant le jour est remplacée par son volume, d’eau durant la nuit. Ainsi avec une autre cruche puisée au puits et toujours une autre grappe qui explose et abandonne sa force, une caisse de Parisienne peut suffire à une famille jusqu’au printemps. C’est comme on peut le conjecturer une maigre boisson, mais fort agréable au goût.

Quoi qu’il en soit, après le dîner et le café, il était passé trois heures à mon départ de Saint-Germain-de-Calberte. Je descendis au bord du Gardon de Mialet, large lit de torrent à sec et je traversai Saint-Étienne de la Vallée française, ou Val Francesque comme on a coutume de l’appeler ici, puis, vers le soir, je commençais de gravir le mont Saint-Pierre. Longue et pénible ascension ! Sur mes derrières, un chariot vide rentrant à Saint-Jean-du-Gard me suivait de près et me rejoignit non loin du sommet. Le conducteur, comme tout le reste du monde, était convaincu que j’étais un colporteur mais à l’encontre des autres, il était sûr de ce que je vendais. Il avait remarqué la laine bleue qui dépassait à l’un ou l’autre bout de mon paquetage. Il en avait conclu, malgré mes efforts pour modifier son opinion, que je faisais commerce de ces colliers de laine bleue pareils à ceux qui ornent l’encolure des chevaux de trait en France.

J’avais pressé Modestine, au-delà même de ses forces, car j’étais extrêmement désireux de jouir de la vue sur l’autre versant avant la tombée du jour. Pourtant il faisait nuit, lorsque j’atteignis la cime. La lune voguait haute et claire dans l’espace et il n’y avait plus que quelques stries grisâtres de crépuscule attardées au couchant. Une vallée béante, comblée de ténèbres, approfondissait à mes pieds un gouffre creusé dans la nature. Mais le profil des monts se découpait franchement sur le ciel, notamment le mont Aigoal, forteresse de Castanet. Et Castanet, non seulement comme chef actif et entreprenant, mérite une mention parmi les Camisards : à ses lauriers se mêle une touffe de roses. Il montra, en effet, comment même dans une tragédie publique, l’amour arrive à ses fins. Au plus fort de la guerre, il épousa, dans sa citadelle des montagnes, une jeune et jolie fille, appelée Mariette. Il y eut de grandes réjouissances et le marié, en l’honneur de l’heureux événement, libéra soixante-dix prisonniers. Sept mois plus tard, Mariette, la princesse des Cévennes comme on la nommait par dérision, tomba aux mains des autorités, ce qui équivalait pour elle à la mort. Mais Castanet était un homme résolu et il aimait sa femme. Il fonça sur Valleraugue et en emmena une dame comme otage. Pour la première et dernière fois au cours de cette guerre, il y eut échange de prisonniers. Leur fille, gage de quelque nuit étoilée sur le mont Aigoal, a laissé des descendants jusqu’à aujourd’hui.

Modestine et moi – ce fut notre dernier repas ensemble – nous cassâmes la croûte sur le faîte du Saint-Pierre, moi assis sur un tas de cailloux, elle debout à mon côté au clair de lune et, comme une personne distinguée, recevant le pain de mes mains. La pauvre bête mangeait mieux ainsi, car elle avait pour moi une sorte d’affection que j’allais bientôt trahir.

Long trajet que la descente à Saint-Jean-du-Gard ! Nous n’y rencontrâmes personne, sauf un charretier, visible de loin au reflet de la lune sur sa lanterne éteinte. Avant dix heures, nous étions arrivés et en train de souper. Nous avions parcouru quinze milles et gravi une montagne escarpée en un peu plus de six heures.


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