Sixième jour

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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« — Monsieur Z ?

— Pourquoi ce silence Monsieur Z ?
— Rien, ce n’est rien…
— Impossible, Monsieur Z, impossible…
— Comment ça impossible ?
— Vous ne pouvez pas partir de rien…
— Et pourquoi pas Madame Fusin-Dumerg ?
— Parce que ce n’est pas la première fois que quelqu’un parle pour ne rien dire. Ce qui a été c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera : il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Il est telle chose dont on dirait volontiers : « Voyez, ceci est nouveau » Eh bien ! Cette chose a déjà existé dans les temps qui nous ont précédés.
— Dans ce cas, pouvez-vous me dire ce que je fais là, Madame Fusin-Dumerg ?
— Rien, Monsieur Z, rien…
— C’est bien ce que je pensais. Je n’ai rien à faire ici…
— Et pourtant vous êtes là…
— Je n’y comprends plus rien…
— Sans doute quelque chose vous échappe-t-il dans vos écrits…
— Je vous le dis depuis le début ! Ne faites pas comme si vous n’aviez rien remarqué !
— Monsieur Z, cela fait maintenant six jours que nous dialoguons ensemble. Vous sentez-vous prêt aujourd’hui à affronter le problème que vous avez avec la création ?
— Ai-je vraiment le choix ?
— Si nous attendons demain, j’ai peur qu’il ne soit effectivement trop tard.
— Alors je m’en remets à votre parole, Madame Fusin-Dumerg…
— Monsieur Z, permettez-moi de vous faire remarquer la difficulté voire l’impossibilité pour l’être humain de raisonner à partir de rien. Vous n’échappez pas à la destinée de l’âme humaine, Monsieur Z. Les êtres humains que nous sommes ne savons pas créer à partir de rien. Si nous essayons, nous nous enfonçons irrémédiablement dans l’absurde, et attention à cet absurde qui précède toujours la folie. Dois-je vous rappeler le début de votre récit, Monsieur Z ? Dois-je vous rappeler que vous avez commencé par vous appuyer sur des textes et des auteurs existants ? Et de façon douloureuse souvent. Dois-je vous rappeler à ce titre ce pauvre homme aux citations qui se déprécie aux yeux de tous, et qui se compare (funeste erreur) à ses frères humains qu’il juge supérieurs ?
— Comment se peut-il, Madame Fusin-Dumerg ? L’homme aux citations est une chanson dont j’ai certes écrit les paroles, mais qui n’apparaît plus dans mon manuscrit depuis bien longtemps ! Je me rappelle l’avoir commentée ainsi : cette chansonnette, car c’est bien une chansonnette gribouillée avec trois accords, mais sans l’accord des artistes honteusement pillés, a été finalement décomposée dans le grand salon d’une maison de campagne d’un département plat et oublié par le bocage ; à moins que le pauvre bocage n’ait été rasé de près pour les besoins d’une quelconque agriculture extensive et expansive que laisseront pensifs fauvettes, grisettes et tout autre animal de la haie. Comment pouvez-vous en connaître la substance ?

— Monsieur Z, que j’ai pu lire l’homme aux citations dans vos écrits ou dans votre inconscient n’a que bien peu d’importance. Cet homme existe bel et bien et il souffre ! Oui, Monsieur Z ! Vous souffrez ! Vous souffrez de n’avoir rien à dire ! Oui, vous souffrez d’être sans originalité ! Vous souffrez de devoir emprunter aux autres ! Vous souffrez de ne rien inventer ! Vous souffrez de ne rien créer ! Ou plutôt, vous souffrez de croire que vous ne créez pas ! Pourquoi n’acceptez-vous pas, sans que cela puisse vous entraîner dans une vive dépression, que la création humaine n’est pas un processus ex nihilo ? Et d’ailleurs, qui pourrait bien vous le reprocher à part les jaloux et les envieux ? Vous peut-être ? Acceptez de devoir passer par cette étape nécessaire ! Acceptez de souffrir pour rien, et peut-être découvrirez-vous un jour que vous êtes devenu votre propre écriture, que vous êtes devenu votre propre création. Monsieur Z, vous devez accepter que vous ne créez pas à partir de rien, qu’avant vous il y a eu, et qu’après vous il y aura. C’est peut‑être d’ailleurs une des grandes leçons à retenir de ces six premiers jours et de nos dialogues, Monsieur Z ; à savoir que seul le Divin peut créer à partir de rien, ainsi qu’il est dit : « au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » À partir de rien, l’homme, quant à lui, ne peut rien faire, absolument rien. Je suis certaine que vous avez voulu essayer, Monsieur Z, j’en suis certaine. Oui, vous avez tenté, pendant de nombreuses années, d’écrire à partir de rien. Et bien sûr, rien n’est venu. Et puis un jour, vous avez commencé à désespérer de n’avoir rien à écrire sur rien. Et c’est ce jour-là que vous avez commencé à écrire ! Vous croyiez que c’était un jour de désespoir ? À tort Monsieur Z, à tort ! Ce jour-là, vous avez créé sans le savoir votre propre espérance à partir de votre désespoir. Et puis, était-ce vraiment le début de votre écriture ? L’écriture commence-t-elle seulement le jour où la plume commence à courir sur le papier ? Peut-on vraiment dater ce qui n’est sans doute qu’un long processus ? L’être humain peut-il finalement affirmer, péremptoire : « c’est à ce moment-là que tout a commencé et avant moi le déluge ? » Et pourtant il cherche l’être humain. Oh oui ! il cherche ! Et il trouve ! Oh oui ! il trouve, repoussant alors les limites de notre entendement, remontant à des milliards d’années en arrière, se projetant à des milliards d’années en avant, et rencontrant trous noirs, matière, antimatière, et tout un tas de concepts bien relatifs pour cet être fragile qui ne rêve pourtant que d’absolu ! Imaginez un peu son angoisse si un jour il ne trouvait rien ! Imaginez un peu son angoisse si ses recherches le précipitaient vers le rien, le vide, le néant, la…
— Excusez-moi Madame Fusin-Dumerg, je suis tout à fait conscient de la gravité de vos propos, mais ne croyez-vous pas que nous nous éloignions quelque peu de mes petits soucis de scribouillard ?
— L’espace d’un instant, Monsieur Z. Juste l’espace d’un instant d’un espace‑temps… »

Un espace-temps passe ici très vite à la vitesse de la lumière…

« — Même si votre dernière remarque m’échappe un peu, Madame Fusin-Dumerg, je dois bien vous avouer que c’est néanmoins avec un certain soulagement que j’accueille votre raisonnement, ayant moi-même beaucoup de mal à raisonner. D’ailleurs, dès que j’essaye d’entreprendre un quelconque raisonnement, j’arrive toujours à trouver une faille spatio‑temporelle dans celui-ci. Le temps que je colmate la brèche, et c’est une autre qui s’ouvre ailleurs. Bien entendu, au bout d’un certain nombre de brèches, le raisonnement s’écroule de lui-même, et moi avec, me laissant ainsi à mes incertitudes un bon bout de temps. C’est ainsi que je m’imagine très bien démarrer un raisonnement comme vous le fîtes, mais rapidement, plutôt que de terminer ma démonstration dans un univers cohérent, sans doute m’envolerais-je (ou m’écraserais-je ? N’est-ce pas la même chose mais à l’envers ?) ainsi : « Si la création à partir de rien est de l’ordre du Divin. Et si la création à partir de quelque chose est de l’ordre de l’humain, que dire de l’humain qui a été créé à l’image du Divin ? L’humain serait-il alors la seule création du Divin à ne pas avoir été créée à partir de rien ?
— Votre réflexion est effectivement intéressante, Monsieur Z, mais j’ai peur que si nous continuons cette discussion, nous n’en voyions jamais la fin !
— Ah oui… la fin, Madame Fusin-Dumerg. Après le commencement, après des débuts balbutiants, la fin… la mort… qui arrive comme un couperet au crépuscule du dernier jour…
— Qui sait, Monsieur Z, qui sait… mais maintenant est vraiment venu le temps de nous reposer.
— Alors à demain adieu, Madame Fusin-Dumerg ?
— À bientôt, Monsieur Z, à bientôt… »

C’est dans un état étrange que Monsieur Z quitta le cabinet de Madame Fusin-Dumerg, au soir du sixième jour. Il remarqua, encore une fois non sans gravité, qu’il se sentait comme en apesanteur. Oui, c’était cela, il se sentait… entre ciel et terre… et c’est pour cette raison qu’il n’eut pas le temps de voir par la porte entrebâillée, Madame Fusin-Dumerg qui s’était levée de son fauteuil de travail. Elle se dirigea lentement vers le coin du bureau où reposait la psyché. À côté, une petite commode soutenait un candélabre. Madame Fusin-Dumerg prit alors délicatement deux bougies dans le tiroir de la commode, et les posa sur deux des branches vides du candélabre. Un craquement, une petite lueur, et les deux bougies s’embrasèrent et s’embrassèrent avant de s’unir dans une seule et unique flamme. Madame Fusin-Dumerg mit les mains devant ses yeux et prononça, toujours avec la même émotion, la courte prière. Au même moment, par la fenêtre toujours ouverte, un papillon prenait son envol alors que la nuit tombante laissait entrevoir un petit clair de lune accompagné de trois étoiles.


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