Là où l’on se trouve

dimanche 26 décembre 2021
par  Paul Jeanzé
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Rabbi Bounam avait coutume de raconter aux jeunes gens qui venaient chez lui pour la première fois l’histoire d’Eisik Ben Yékel de Cracovie. Après de longues années de la pire misère, qui n’avaient cependant point entamé sa confiance en Dieu, celui-ci reçut en rêve l’ordre de se rendre à Prague pour chercher un trésor sous le pont qui mène au palais royal. Lorsque ce rêve se fut répété pour la troisième fois, Eisik se mit en route et gagna Prague à pied. Mais le pont était gardé jour et nuit par des sentinelles, et il n’osa pas creuser à l’endroit qu’il savait. Il revenait là chaque matin cependant, tournant autour jusqu’au soir. Pour finir, le capitaine de la garde, qui avait remarqué son manège, s’approcha et s’informa non sans cordialité : avait-il perdu quelque chose ou bien attendait-il quelqu’un ? Eisik lui raconta le rêve qui l’avait amené jusque-là depuis son lointain pays, et le capitaine éclata de rire : « Et c’est pour complaire à un rêve, mon pauvre vieux, que tu as fait à pied, avec des semelles trouées, tout ce chemin ! Ah ! là ! là ! Si l’on devait se fier aux rêves, malheureux ! A ce compte là, j’aurais dû, moi aussi, me mettre en campagne après un rêve que j’ai fait et courir jusqu’à Cracovie chez un Juif, un certain Eisik fils de Yékel, pour chercher un trésor sous le fourneau ! Eisik fils de Yékel, tu parles ! Dans cette ville où la moitié des Juifs s’appellent Eisik, et l’autre moitié Yékel, je me vois entrant, une après l’autre, dans toutes les maisons et les mettant sans dessus dessous ! »

Ayant dit, il s’esclaffa de nouveau. Eisik s’inclina, rentra chez lui et déterra le trésor avec lequel il bâtit la synagogue qui porte le nom de Schul de Reb Eisik fils de Reb Yékel.

« Souviens-toi bien de cette histoire, ajoutait alors Rabbi Bounam, et recueille le message qu’elle t’adresse : c’est qu’il est une chose au monde que tu ne peux trouver nulle part au monde ; mais il existe pourtant un lieu où tu peux la trouver. »

Il s’agit là encore d’une histoire très ancienne que l’on retrouve dans diverses littératures populaires, mais que la bouche hassidique raconte d’une manière véritablement nouvelle. Elle n’a pas simplement été transplantée extérieurement dans le monde juif : elle a été entièrement refondue par la mélodie hassidique dans laquelle elle a été racontée ; mais ce qui est réellement décisif, c’est qu’elle est devenue comme transparente et qu’à présent la lumière d’une vérité hassidique en émane. On ne lui a pas surajouté une « morale » ; au contraire, le sage qui l’a racontée à nouveau en a enfin découvert et révélé le sens véritable.

Il est une chose que l’on ne peut trouver qu’en un seul lieu au monde. C’est un grand trésor, on peut le nommer l’accomplissement de l’existence. Et le lieu où se trouve ce trésor est le lieu où l’on se trouve.

La plupart d’entre nous ne parviennent qu’en de rares instants à la pleine conscience du fait que nous n’avons pas goûté de l’accomplissement de l’existence, que notre vie n’a point part à l’existence authentique, accomplie, qu’elle est vécue pour ainsi dire en marge de la vie authentique. Pourtant, nous ne cessons jamais de ressentir le manque, toujours nous nous efforçons, d’une manière ou d’une autre, de trouver quelque part ce qui nous fait défaut. Quelque part, dans un domaine quelconque du monde ou de l’esprit, partout sauf là où nous nous trouvons, là où nous avons été placés - mais c’est là justement, et nulle part ailleurs, que se trouve le trésor.

C’est dans le milieu que je ressens comme mon milieu naturel, dans la situation qui m’est échu en partage, dans ce qui jour après jour me réclame, c’est là que réside ma tâche essentielle, là est l’accomplissement de l’existence qui s’offre à ma portée. Nous apprenons au sujet d’un certain docteur talmudiste qu’il distinguait les voies du Ciel aussi clairement que les rues de Néhardéa, sa ville natale. Le Hassidisme retourne cette maxime : mieux vaut distinguer les rues de la ville natale aussi clairement que les voies du Ciel, des deux choses c’est la plus grande. Car c’est ici, à l’endroit même où nous nous trouvons, qu’il s’agit de faire briller la lumière de la divine vie cachée.

Quand même notre puissance s’étendrait jusqu’aux extrémités de la terre, notre existence n’atteindrait pas le degré d’accomplissement que peut lui donner la relation silencieuse et empreinte d’abandon à la présence vivante. Quand même nous serions dans les secrets des mondes d’en haut, notre participation réelle à la vie authentique serait moindre que lorsque, dans le cours de notre vie quotidienne, nous nous acquittons d’une tâche nous incombant avec une sainte intention. C’est sous le fourneau de notre propre maison qu’est enfoui notre trésor.

Selon le Baal-Shem, aucune rencontre d’un être ou d’une chose que nous faisons au cours de notre vie ne se passe d’un sens secret. Les hommes avec lesquels nous vivons ou que nous côtoyons en tout temps, les animaux qui nous aident dans nos travaux domestiques, le sol que nous exploitons, les produits de la nature que nous transformons, les outils dont nous nous servons, tout recèle une substance spirituelle secrète qui a besoin de nous pour atteindre sa forme parfaite, son achèvement. Si nous ne tenons pas compte de cette substance spirituelle placée sur notre chemin, si, négligeant d’établir une relation véritable avec les êtres et les choses à la vie desquels nous sommes tenus de participer comme ils participent à la nôtre, nous ne songeons qu’aux buts que nous poursuivons, alors nous manquons nous-mêmes l’existence authentique, accomplie. J’ai la conviction que cet enseignement est foncièrement vrai. La plus haute culture de l’âme reste aride et stérile au fond, à moins que ces petites rencontres ne reçoivent de nous ce qui leur revient et secrètent, jour après jour, des eaux vives qui irrigueront l’âme, de même qu’en son fonds intime la puissance la plus immense n’est qu’impuissance si elle n’est pas secrètement l’alliée de ces contacts tout à la fois humbles et secourables avec un étant étranger et pourtant proche.

Certaines religions contestent à notre séjour sur Terre la qualité de vie authentique. Pour les unes, tout ce qui nous apparaît ici-bas n’est qu’une illusion que nous aurions à lever, pour les autres il ne s’agit là que d’une avant-cour du monde véritable, avant-cour que nous devrions traverser sans trop y prêter attention. Il en va tout autrement du Judaïsme. D’après lui, ce qu’un homme fait dans la sainteté ici et maintenant n’est ni moins important ni moins véritable que la vie du monde à venir. Mais c’est dans le Hassidisme que cet enseignement connut le développement le plus accentué.

Paroles de Rabbi Enokh d’Alexander : « Les autres nations de la Terre ont aussi la croyance en deux mondes. "Dans ce monde-là", peut-on les entendre dire. La différence tient en ceci qu’elles pensent que l’un et l’autre sont distincts et séparés, tandis qu’Israël, au contraire, professe que les deux mondes ne sont qu’un en vérité, et qu’ils doivent devenir un en tout réalité. » Dans leur vérité intime, les deux mondes n’en forment qu’un seul. Ils se sont simplement quittés, pour ainsi dire. Mais ils doivent redevenir l’unité qu’ils constituent dans leur vérité intime. Et l’homme a été créé justement afin qu’il réunisse les deux mondes. Il agit dans le sens de cette unité par une vie sainte avec le monde où il a été placé, dans le lieu où il se trouve.

On parlait un jour devant Rabbi Pinhas de Koretz de la grande détresse des miséreux ; et il écoutait, prostré dans le chagrin. Puis il releva la tête : « Nous n’avons, s’écria-t-il, qu’à attirer Dieu dans le monde, et tout sera résolu ! » Comment ! Il serait donc possible d’attirer Dieu dans le monde ? N’est-ce pas là une manière de voir arrogante et prétentieuse ? Comment le vermisseau oserait-il se mêler de ce qui relève exclusivement de la grâce de Dieu, à savoir quelle part de lui-même il concède à sa création !

Une fois de plus, un enseignement judaïque s’oppose, ici, aux enseignements des autres religions, et c’est derechef dans le Hassidisme qu’il s’exprime avec le plus d’intensité. Nous croyons que la grâce de Dieu consiste précisément en ceci qu’il veut se laisser conquérir par l’homme, qu’il s’abandonne à lui en quelque sorte. Dieux veut entrer dans son monde, mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer. Voilà le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain. Un jour qu’il recevait quelques savants personnages, Rabbi Mendel de Kotzk surprit ses visiteurs en demandant soudain : « Où Dieu demeure-t-il ? » Ils se moquèrent de lui : « Qu’est-ce qui vous prend ! s’exclamèrent-ils en riant. Le monde n’est-il pas plein de sa magnificence ? » Mais le Rabbi apporta lui-même la réponse à sa question : « Dieu demeure là où on le fait entrer. »

Voilà bien ce qui importe en fin de compte : faire entrer Dieu. Mais on ne peut le faire entrer que là où l’on se trouve, là où l’on vit une vie authentique. Si nous entretenons des rapports sains avec le petit monde qui nous est confié, si, dans le domaine de la création avec laquelle nous vivons, nous aidons la sainte substance spirituelle à parvenir à son achèvement, alors nous ménageons à Dieu une demeure en notre lieu, alors nous faisons entrer Dieu.


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