Raspail (Jean) - (1925 - 2020)

Sept cavaliers… (1993)
mercredi 16 décembre 2020
par  Paul Jeanzé
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Le début

Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule, face au soleil couchant, par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée. Tête haute, sans se cacher, au contraire de tous ceux qui avaient abandonné la Ville, car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient moins encore et se gardaient d’imaginer. Ainsi étaient-ils armés, le coeur et l’âme désencombrés scintillant froidement comme du cristal, pour le voyage qui les attendait. Sur l’ordre du margrave héréditaire, simplement, ils allaient, ils s’étaient mis en mouvement et le plus jeune d’entre eux, qui n’avait pas seize ans, fredonnait une chanson …


Et la fin…

Ils retrouvèrent un peu de courage le lendemain. C’était la dernière étape. Avec leurs chevaux, les voleurs avaient aussi emporté les sacoches, les fontes, les mousquetons. C’est ce qui les remit debout, bien qu’ils fussent au bout du rouleau. Ils en étaient presque soulagés, car ils auraient été incapables de les porter. Soldats, ils se seraient probablement refusé à abandonner armes et équipement comme une troupe en fuite qui se débande ignominieusement. Ils ne fuyaient pas. Simplement,
sur l’ordre du margrave héréditaire, ils allaient …
Bientôt se dessina au loin le promontoire sur lequel s’élevait le poste-frontière fortifié de Sépharée. Il s’en fallait de deux ou trois heures de marche. Malgré leur fatigue, ils accélérèrent le pas. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, la forteresse parut à Silve beaucoup moins formidable qu’il ne se l’était imaginée, ce qui représente le décalage normal relatif aux souvenirs d’enfance.
Comme les voleurs l’avaient aussi privé de ses jumelles, l’image vraie fut plus longue à venir. D’abord un bastion de dimensions modestes, simple tour carrée dominant le Fleuve. Puis peu à peu il devint évident que l’ouvrage avait été désaffecté depuis longtemps et qu’on avait même renoncé à l’entretenir. Un pan de mur s’était éboulé, découvrant l’intérieur d’une salle basse que Silve reconnut vaguement. L’herbe avait poussé entre les pierres et des ronciers maintenant visibles envahissaient le chemin de ronde. Aucun pavillon n’y flottait plus et le mât aux couleurs avait disparu, tout comme l’ancienne rampe d’accès. « Inutile d’y monter, songea Silve. Il n’y a personne là-haut. Cet endroit est abandonné … » Il n’en aurait d’ailleurs pas eu la force. Mais c’était bien de Sépharée que la margravine Myriam avait expédié un dernier message à son père avant la rupture définitive de la ligne du télégraphe. Depuis, plus rien.
Silve s’assit au bord du chemin, sur une pierre, et la tête entre les mains s’efforça de rassembler ses pensées. Lui revint le souvenir d’une lettre que le margrave Welf III lui avait confiée la veille de leur départ, destinée à sa fille Myriam, avec instructions de l’ouvrir et d’en prendre connaissance si au bout de sa route il ne la retrouvait pas. Il fouilla les poches intérieures de sa tunique. La lettre y était, en effet, protégée par un carré de toile imperméable qu’il déplia, découvrant une longue enveloppe mince et froissée, scellée aux armes de la dynastie, de sable et d’or à trois alérions d’argent. La retournant entre ses doigts, il la considéra longuement. Elle était de peu de poids, probablement une feuille ou deux, pas plus, et son signataire avait quitté ce monde. Silve hésita. Le moment était-il venu d’en rompre le cachet de cire ? Resurgirent aussi de sa mémoire, par bribes, d’autres éléments de ce télégramme : Myriam s’apprêtait à franchir le Fleuve quand le pont international avait été coupé, on ne savait par qui ni comment, le message ne l’indiquait pas et s’était interrompu brusquement là-dessus, au milieu d’une phrase … Peut-être avait-elle pu tout de même traverser ? Il existait des passeurs le long du Fleuve. Sans doute l’un d’eux, la reconnaissant, avait-il accepté, par fidélité, de déposer sur l’autre rive la princesse héréditaire en attendant des jours meilleurs. Et si oui, qu’y avait-elle trouvé ? Quelle était sa vie, à présent ? Silve replia l’enveloppe
dans sa toile et l’enfouit au fond de sa poche. C’est alors que relevant les yeux et portant son regard vers le Fleuve, il s’aperçut de l’existence du pont. De la même façon que les barges dans le courant de l’eau qu’il avait entrevues, la veille, et que les étagements de blocs parallèles dispensant une lointaine lueur jaunâtre, les contours du pont demeuraient flous, comme s’il en était séparé par une sorte de voile semblable à ces rideaux de scène translucides disposés devant un décor pour donner une impression de distance. Tout ce qu’on pouvait en déduire, c’est qu’il
s’agissait d’un ouvrage considérable, beaucoup plus large, haut et massif que l’ancien pont suspendu de Sépharée. Silve se tourna vers son compagnon.
A notre tour, dit-il. Allons. Ils n’avaient pas fait dix pas que leur mémoire, soudain, sombra, le temps d’écarter le voile comme on franchit un banc de brume qui étouffe les sons et les choses. Désormais, ils étaient plus seuls encore, perdus au milieu d’une foule qui piétinait au bord d’un quai tandis qu’une infinité de bruits nouveaux et discordants se précipitait à leur rencontre. Arriva un long train déjà surchargé, composé de wagons à deux étages dans lesquels s’entassait une humanité aux visages mornes et fermés. Une voix métallique tombée du ciel annonça toute une série de gares dont les noms leur semblaient peu à peu familiers. Le cornette Maxime Bazin du Bourg fit un au revoir de la main et grimpa dans un wagon. Bientôt la foule les sépara. La dernière pensée du colonel-major comte Silve de Pikkendorff avant de monter à son tour dans le train fut, bizarrement, de remarquer que la puissante locomotive ne produisait aucune fumée …
Deux ou trois stations plus loin, le hasard des mouvements de voyageurs entrant ou sortant du wagon les rapprocha à nouveau l’un de l’autre. Ils se tenaient debout, épaule contre épaule, s’agrippant à la même barre d’appui plus graisseuse qu’une table de cantine.
– On se connaît ?
– On s’est vus.
– Comment vous appelez-vous ? Moi, c’est Silve.
– Moi, c’est Maxime.
– Ça ne s’améliore pas, là-dedans.
– Ah non ! C’est de plus en plus dégueulasse. De nombreuses banquettes avaient été lacérées. Le sol était recouvert de déchets, les parois maculées de peinture. Les voyageurs évitaient de regarder. Ils évitaient aussi de se regarder. Les femmes qui se croyaient jolies étaient laides et celles qui étaient belles s’enlaidissaient.
Des mendiants passaient, se succédant, l’air agressif ou implorant, selon. Il y avait des pieds posés sur des sièges que lorgnaient de pauvres vieillards debout souffrant de leurs articulations. Maxime tira un petit livre de sa poche, à la couverture fatiguée.
– Vous arrivez à lire, dans cette ambiance ?
– Justement, j’oublie tout ça. Tenez, écoutez.
Il lut :
« Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi … »
– C’est frais, non ? reprit-il. Les mots volent. On s’en va. On s’en va très loin. Apollinaire, naturellement…
– Je descends là. Et vous ?
– Un peu plus loin.
– On se revoit ?
– Je prends ce train presque tous les jours, le wagon de queue, de préférence. C’est le moins bondé, donc le moins sale, parce que le plus éloigné de la sortie.
– Je le prends aussi assez souvent. Sans indiscrétion, qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?
– J’ai quitté l’armée, dit Maxime. C’est bouché et ça ne sert plus à rien. Je bricole. Je vends de l’assurance. Je m’ennuie. Et vous ?
– Moi, j’écris. J’essaie d’écrire. C’est tout aussi bouché et ça ne sert tout autant à rien …
Ils se retrouvèrent de temps en temps, wagon de queue, ligne A, la main sur la barre d’appui poisseuse, isolés comme dans une bulle d’air pur au milieu de cette foule. Ils se disaient des tas de choses. Inexplicablement, un soir, au moment de se quitter, Maxime demanda :
– Et Myriam ? L’avez-vous retrouvée ?
– Myriam … Myriam … , murmura Silve.
Un souvenir …
Avant de rentrer chez lui, il passa par la papeterie-journaux, au coin de sa rue, et fit l’emplette d’un calepin noir. Pourquoi un calepin ? D’ordinaire il se servait de rames de papier-machine. Pourquoi noir ? Une idée comme ça. Suspendues avec infiniment de grâce dans une vitrine éclairée, des marionnettes vénitiennes l’observaient. Nanti d’un ballon de genièvre glacé et environné d’un nuage de fumée, il commença à écrire :
Sept cavaliers
« Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule, face au soleil couchant, par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée. Tête haute, sans se cacher, car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient moins encore et se gardaient d’imaginer … »


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