II – Pont-De-Monvert

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Une des premières choses rencontrées à Pont-de-Montvert, si je me souviens bien, fut le temple protestant. Mais ce n’était que le présage d’autres nouveautés. Une subtile atmosphère distingue une ville d’Angleterre d’une ville de France ou même d’Écosse. À Carlisle, vous pouvez vous apercevoir que vous êtes dans une certaine région. À Dumfries, à trente milles plus loin, vous êtes non moins certain d’être dans une autre encore. Il me serait difficile d’exprimer par quelles particularités Pont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire de Bleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment aux yeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit de rivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable.

Tout était agitation dominicale dans les rues et dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans la montagne. Il devait y avoir au moins une vingtaine de personnes pour déjeuner vers onze heures avant midi. Quand je me fus restauré et assis pour mettre à jour mon journal, je suppose que plusieurs encore survinrent, l’un après l’autre, ou par groupes de deux ou trois. En traversant les monts Lozère, non seulement j’étais arrivé parmi des visages bien entendu nouveaux, mais j’évoluais sur le territoire d’une race différente. Ces gens, tandis qu’ils dépêchaient en vitesse leurs viandes dans un inextricable jeu d’épée de leurs couteaux, me questionnaient et me répondaient avec un degré d’intelligence qui dépassait tout ce que j’avais jusqu’alors rencontré, excepté parmi les ouvriers de la voie ferrée à Chasseradès. Ils avaient des visages disant la franchise. Ils étaient vifs ensemble de propos et de manières. Ils n’entraient pas seulement dans l’esprit total de mon excursion, mais plus d’un l’assura, s’il avait été assez fortuné, il eût aimé partir pour entreprendre pareil tour.

Même physiquement la transformation était plaisante. Je n’avais plus vu une jolie femme depuis que j’avais quitté le Monastier, et là, une seulement. Maintenant, des trois qui étaient assises en ma compagnie au dîner, une n’était certes point belle, – une pauvre créature timide d’une quarantaine d’années, tout à fait troublée par ce brouhaha de table d’hôte et dont je fus le chevalier servant et que je servis jusqu’au vin y compris et que je poussais à boire, m’efforçant généralement de l’encourager. Avec un résultat d’ailleurs exactement contraire. Mais les deux autres, toutes deux mariées, étaient toutes deux plus distinguées que la moyenne des femmes. Et Clarisse ? Que dire de Clarisse ? Elle servait à table avec une lourdeur impassible et nonchalante qui avait quelque chose de bovin. Ses immenses yeux grisâtres étaient noyés de langueur amoureuse. Ses traits, quoique un peu empâtés, étaient d’un dessin original et fin. Ses lèvres avaient une courbe de dédain. Ses narines dénonçaient une fierté cérémonieuse. Ses joues descendaient en contours bizarres et typiques. Elle avait une physionomie capable de profonde émotion et, avec de l’entraînement, offrait la promesse de sentiments délicats. Il semblait déplorable de voir un aussi excellent modèle abandonné aux admirations locales et à des façons de penser locales. La beauté devrait au moins impressionner belle audience, alors, en un instant, elle se dégage du poids qui l’accable, elle prend conscience d’elle-même, elle adopte une élégance, apprend un maintien et un port de tête et, en rien de temps, patet dea. Avant de partir, j’assurai Clarisse de mon admiration sincère. Elle but mes paroles comme du lait, sans gêne ni surprise, en me regardant tout bonnement et fixement de ses yeux immenses. Et je confesse que le résultat en fut pour moi un peu de confusion. Si Clarisse savait lire l’anglais, je n’oserais ajouter que son corps ne valait point son visage. Question secondaire que cela ! Mais sans doute serait-il mieux encore, à mesure qu’elle avancerait en âge.

Pont-de-Montvert ou Greenhill Bridge, comme nous dirions chez nous, est une localité fameuse dans l’histoire des Camisards. C’est ici que commença la guerre ; ici que ces Covenantaires du Midi égorgèrent leur archevêque Sharp. La persécution, d’une part, le fébrile enthousiasme, d’autre part, sont presque aussi difficiles à comprendre en nos tranquilles temps modernes et selon nos croyances et nos incrédulités modernes. En outre, les protestants étaient individuellement et collectivement des esprits sincères, dans le zèle ou la douleur. Tous étaient prophètes et prophétesses. Des enfants à la mamelle auraient exhorté leurs parents aux bonnes œuvres. « Un gosse de quinze mois à Quissac, parla à haute et intelligible voix, des bras maternels, secoué de frissons et de sanglots. » Le maréchal de Villars avait vu une ville où toutes les femmes semblaient « possédées du diable », avaient des crises d’épilepsie et rendaient des oracles en public, dans les rues. Une prophétesse du Vivarais avait été pendue à Montpellier, parce que du sang lui coulait des yeux et du nez et qu’elle déclara qu’elle versait des larmes de sang sur les malheurs des protestants. Et il n’y avait pas que des femmes et des enfants. De dangereux sectateurs de Stalwart, accoutumés à brandir la faucille et à manier la cognée, étaient de même agités de bizarres accès et prophétisaient au milieu des soupirs et de ruisseaux de larmes. Une persécution d’une violence inouïe avait duré près d’une vingtaine d’années et c’était là le résultat de son action sur les martyrs : pendaison, bûcher, écartèlement sur la roue avaient été inutiles. Les dragons avaient laissé les empreintes des sabots de leurs chevaux sur toute la contrée ; il y avait des hommes ramant aux galères et des femmes internées dans les prisons ecclésiastiques, et pas une pensée n’était changée au cœur d’un Protestant révolté.

Or, le chef et le principal acteur de la persécution – après Lamoignon de Baville – était François de Langlade du Chayla (prononcez Cheila) archiprêtre des Cévennes et Inspecteur des Missions dans la même région. Il possédait une maison, où il habitait parfois, à Pont-de-Montvert. C’était un personnage consciencieux qui semble avoir été prédestiné par la nature à devenir un forban. Il avait maintenant cinquante-cinq ans, âge auquel un homme connaît toutes les modérations dont il est capable. Missionnaire dans sa jeunesse, il avait souffert le martyre en Chine, y avait été laissé pour mort, secouru et ramené seulement à la vie par la charité d’un paria. Il est permis de supposer ce paria doté de seconde vue et n’ayant pas agi de la sorte par malice de propos délibéré. Une telle expérience, pourrait-on croire, aurait dû guérir un individu de l’envie de persécuter autrui. Mais l’esprit humain est de nature singulièrement complexe. Après avoir été un martyr chrétien, du Chayla devint un persécuteur chrétien. L’Œuvre de la Propagation de la Foi y allait rondement entre ses mains. Sa maison de Pont-de-Montvert lui servait de prison. Il y brûlait les mains de ses détenus avec des charbons ardents, y arrachait les poils de leur barbe, afin de les convaincre qu’ils étaient dans l’erreur. Et pourtant n’avait-il pas lui-même éprouvé et démontré l’inefficacité de ces arguments physiques chez les Bouddhistes chinois ?

Non seulement la vie était rendue intolérable en Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Un certain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie et les sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois de fugitifs en sécurité à Genève. Lors d’un nouvel exode, composé principalement de femmes déguisées en hommes, du Chayla, dans une heure pour lui néfaste, appréhenda le conducteur. Le dimanche suivant, il y eut conventicule de protestants dans les forêts d’Altifage sur le mont Boudès. Là se rendit incognito un certain Séguier, Esprit Séguier comme l’appelaient ses compagnons – un foulon géant, au visage émacié, édenté, mais rempli du souffle prophétique. Il déclara au nom de Dieu que le temps de la soumission était révolu, qu’on devait courir aux armes pour la délivrance des frères brimés et l’anéantissement des prêtres.

La nuit suivante, 24 juillet 1702, une rumeur inquiéta l’Inspecteur des Missions, alors qu’il se reposait dans sa demeurance-prison de Pont-de-Montvert : les voix d’une foule d’individus qui, chantant des psalmodies à travers la ville, se rapprochaient de plus en plus. Il était dix heures du soir. Du Chayla avait sa petite cour autour de lui : prêtres, soldats et domestiques, au nombre de douze ou quinze. Or, maintenant, comme il redoutait l’insolence d’une manifestation jusque sous ses fenêtres, il dépêcha ses hommes d’armes avec ordre de lui rendre compte de ce qui se passait. Mais les chanteurs de psaumes étaient déjà à la porte : cinquante costauds, conduits par Séguier l’inspiré, et respirant le carnage. À leurs sommations, l’archiprêtre répondit en bon vieux persécuteur : il ordonna à sa garnison de faire feu sur la populace. Un Camisard (car selon certains, c’est de cette tenue nocturne qu’ils ont tiré leur nom) tomba sous la décharge de mousqueterie. Ses camarades se ruèrent contre la porte, armés de haches et de poutres, parcoururent le rez-de-chaussée de la maison, libérèrent les prisonniers et trouvant l’un d’eux dans la vigne, une sorte de Fille de Scavenger de l’époque et de l’endroit, redoublèrent de fureur contre du Chayla et par des assauts répétés tentèrent d’emporter l’étage. Lui, de son côté avait donné l’absolution à ses partisans et ils avaient courageusement défendu l’escalier.

– Enfants de Dieu, arrêtez, s’écria le prophète. Brûlons la maison avec le prêtre et les acolytes de Baal !

L’incendie se propagea rapidement. Par une lucarne du grenier, du Chayla et ses hommes, au moyen de draps de lit noués bout à bout, descendirent dans le jardin. Quelques-uns s’échappèrent en traversant la rivière à la nage, sous les balles des insurgés. Mais l’archiprêtre tomba, se cassa une jambe et ne put que ramper jusqu’à une haie. Quelles furent ses réflexions à l’approche de ce second martyre ? Pauvre homme courageux, affolé, haineux qui, selon son point de vue, avait fait courageusement son devoir dans les Cévennes et en Chine ! Du moins trouva-t-il quelques paroles pour sa défense. Car lorsque la toiture de son habitation s’écroula à l’intérieur et que l’incendie ravivant de hautes flammes découvrit sa retraite, tandis que ses adversaires furieux accouraient l’en tirer pour le mener sur la place de la ville, et l’appelant damné, il répliqua : Si je suis damné, pourquoi vous damneriez-vous aussi à votre tour ?

C’était là du moins un excellent argument. Hélas ! au cours de son inspectorat, il en avait fourni d’autres beaucoup plus violents qui plaidaient contre lui dans un sens opposé. Et ceux-là il allait maintenant les entendre. Un à un, les Camisards, Séguier en tête, s’approchèrent de lui et le frappèrent de coups de poignards. – Voilà, disaient-ils, pour mon père écartelé sur la roue ! Voilà pour mon frère expédié aux galères ! Ceci pour ma mère ou ma sœur emprisonnée dans tes couvents maudits ! Chacun portait son coup et l’expliquait. Puis tous s’agenouillèrent et chantèrent des psaumes autour du cadavre jusqu’à l’aube. À l’aube, toujours psalmodiant, ils se dirigèrent vers Frugères, plus haut sur le Tarn, achever leur œuvre de vengeance, laissant en ruine l’hôtel-prison et sur la place publique un cadavre percé de cinquante-deux blessures.

Ce fut une sauvage équipée nocturne, avec accompagnement perpétuel de psaumes. Il semble que le chant d’un psaume garde toujours dans cette ville sur le Tarn, un accent de menace. Toutefois l’aventure ne s’achève point, même en ce qui concerne Pont-de-Montvert, par le départ des Camisards. La carrière de Séguier fut brève et sanguinaire. Deux prêtres encore et une famille entière de Ladevèze, du père aux domestiques, tombèrent entre ses mains ou furent appréhendés par son ordre. Pourtant, il ne fut que quelques jours en liberté et maintenu en respect, tout ce temps-là, par la troupe. Capturé enfin par un célèbre soldat de fortune, le capitaine Poul, il comparut impassible devant ses juges.

– Votre nom ? demandèrent-ils.

– Pierre Séguier.

– Pourquoi êtes-vous appelé Esprit ?

– Parce que l’Esprit du Seigneur habite en moi.

– Votre domicile ?

– En dernier lieu au désert et, bientôt, au ciel.

– N’avez-vous point remords de vos crimes ?

– Je n’en ai commis aucun. Mon âme ressemble à un jardin plein de gloriettes et de fontaines.

À Pont-de-Montvert, le 12 août, on lui trancha la main droite et il fut brûlé vif. Et son âme ressemblait à un jardin ! Ainsi peut-être était aussi l’âme de du Chayla, le martyr du Christ. Et peut-être que si vous pouviez lire en moi-même et si je pouvais lire dans votre conscience, notre mutuel sang-froid serait-il moins surprenant.

La maison de du Chayla est toujours debout, sous une toiture neuve, à proximité de l’un des ponts de la ville. Et les curieux peuvent visiter le jardin en terrasse dans lequel l’archiprêtre se laissa choir.


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