Des nouvelles, enfin…

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Pour que tous ensemble nous puissions vous prévoir un bel avenir, la Société des Prévisions de l’Union organise un concours de nouvelles sur le thème de l’anticipation. Libre à vous d’imaginer notre futur, qu’il soit proche ou lointain, l’important étant qu’il soit meilleur ! Ainsi, grâce à vous et grâce à nous, vous nous irons loin !

Je reposais le courrier bien en vue sur la table de la cuisine, fasciné par l’enveloppe à en‑tête ministériel que j’avais trouvée ce matin dans l’entrée, comme si elle faisait partie d’une autre époque. Il n’était pourtant pas si lointain ce temps où l’on recevait des lettres qu’on allait chercher en bas de chez soi dans des boîtes en ferraille. Ici, c’était une carte postale avec un paysage et, sur son dos, un texte à l’écriture minuscule et hésitante qui peinait à se frayer un chemin entre les dents du timbre et les petites ruelles étroites de l’adresse à qui elle était destinée : « Chère mamie, je passe de très bonnes vacances au bord de la mer. Le matin, je vais à la plage faire des châteaux de sable. La mer est un peu froide alors j’attends l’après-midi pour pouvoir me baigner. Gros bisous. » Là, c’était le même enfant qui, à son retour de vacances, comme s’il découvrait avec émerveillement un énorme coffre rempli de trésors, farfouillait dans la boîte à lettres pour retrouver, cachés au milieu des prospectus, les quatre numéros en retard de son magazine préféré ; et, attendant sagement au fond, il y avait également la réponse de sa mamie : « Mon cher petit garçon, merci pour ta carte qui m’a fait très plaisir. J’attends avec impatience ton retour et j’espère que tu viendras me voir bientôt. Je t’embrasse affectueusement. »

Aujourd’hui, il n’y avait plus que le philatéliste nostalgique pour contempler avec mélancolie la vieille boîte à lettres qui s’était assoupie sous le porche d’une maison de ville, fourbue qu’elle était d’attendre la correspondance d’un petit garçon et de sa grand-mère qui jamais n’arrivera, car hélas, maintenant que la communication était devenue instantanée, les attentions pleines de tendresse étaient depuis longtemps tombées en désuétude. Révolu également le temps des énervements passagers qui saisissaient le quidam découvrant une facture trop salée devant une façade de caissons rangés au garde à vous dans les cours d’immeuble, tant les hommes semblaient avoir désormais déserté ces espaces communs pour abdiquer face à la pâleur bleutée d’une armée de cliquetis qui les menaient inexorablement vers la dépression fiscale. Je faisais, comme tout un chacun, corps avec cette humanité anesthésiée : hypnotisé devant mon écran, je regardais sans douleur s’allonger la liste de tout ce qu’il m’était ponctionné chaque mois dans un renouvellement tellement immuable, que je n’étais même pas certain que cette mécanique s’arrêterait une fois ma vie sur terre terminée et mes organes distribués au plus offrant, persuadé que ma maigre pension pourrait très bien survivre à ma propre disparition, au moins le temps d’en régler la dernière mise en page. Certes, peut-être me souvenais-je vaguement avoir un jour signé de multiples conditions générales d’utilisation me permettant d’accéder, ici au réseau, là à mes données personnelles. Peut-être me souvenais-je avoir dû remplir, en sus de la fourniture d’une photo où il vous était interdit de sourire, un questionnaire révélant des pans entiers de mon intimité pour simplement monter dans un train. Peut‑être me souvenais-je avoir lu, sans vraiment en comprendre ni l’intérêt ni le sens, une convention annexée de deux contrats et trois engagements sur l’honneur, pour pouvoir prétendre à mon insignifiante place au sein de la Société des Écrivains de l’Union, et pour le cas échéant, en payer à prix d’or la cotisation. Peut-être me souvenais-je vaguement que, pour ma lourde contribution obligatoire au budget de l’Union, un simple numéro de compte bancaire avait étonnamment suffi pour satisfaire le monstre pourtant très regardant qu’était habituellement la procédure administrative. Aujourd’hui, pour briser la monotonie de ce long déroulé comptable, il n’y avait plus que cet appel récurrent de la boîte vocale de la Banque de l’Union qui, vers le dixième jour du mois, me signalait de sa douce voix androgyne que j’étais à découvert et qu’un crédit couvrant le déficit à combler assorti d’un taux d’intérêt de 35 % m’était gracieusement accordé. Oui, les taux avaient généreusement progressé ces dernières années, et ce n’était hélas plus la voix d’une jeune et jolie banquière qui m’annonçait la nouvelle avec le zèle et l’enthousiasme que lui conférait à l’époque la promesse qu’une belle fleur pût s’épanouir ailleurs qu’à l’ombre des maris. Mais, au-delà de ces deux époques finalement si désespérément semblables, la piqûre de l’appel était certainement là pour simplement me rappeler combien j’aspirais à rester définitivement emmuré dans les sous-sols de ma mémoire, une mémoire où passé et présent, comme deux vieux amants n’ayant plus rien à espérer l’un de l’autre, se refusaient à imaginer ensemble un quelconque avenir. Ainsi, plutôt que de me rêver en bâtisseur d’un espace-temps qui de toute façon m’échappait complètement, mon esprit avait préféré ériger des murs aux quatre coins de ma solitude. Et tout ce que j’espérais, c’est qu’il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir venir les démolir à grands coups de voyages à travers le temps…

*

Relevant péniblement les yeux de mon écran, j’avais une fugace pensée pour tous ces cons qui, la fleur de l’âge dans la bouche et fantasmant le soir en lisant des romans d’espionnage dans le creux de leur lit, se levèrent le lendemain matin en croyant participer à la naissance d’un Monde Nouveau. Qu’ils avaient été bien naïfs ! Qu’avaient-ils fait sinon avoir essuyé pendant qu’ils regardaient la télévision couleur le cul bien installé dans leur fauteuil, des yeux humidifiés par la vision d’un mec jouant du violoncelle sur les décombres du mur de Berlin ? Que pouvait‑il leur en rester aujourd’hui ? Quels souvenirs et quels idéaux pouvaient-ils leur rester à tous ces vieux cons, maintenant que la plupart d’entre eux n’avaient même plus de dents pour mordre les racines du chrysanthème qui fleurissait au-dessus d’eux ? Moi, parce que j’avais hélas compris bien trop tôt qu’il était impossible de changer le monde, mais surtout parce que j’étais également bien trop lâche pour évoluer dans le monde tel qu’il était, j’avais rapidement laissé couler mes larmes une bonne fois pour toutes afin qu’elles se congelassent dans la guerre froide en compagnie des vagues souvenirs d’un gosse qui avait passé ses vacances pas très loin d’une petite ville en Allemagne ; et, dans ce qui ne devait être finalement qu’un petit village, car les enfants ont souvent tendance à voir tout en grand à leur âge, leur esprit se rapetissant seulement au fil des années qui passent, le petit garçon avait vu, hésitant entre la crainte et la fascination, les missiles et leur tête nucléaire pas très bien réveillée faire leur toilette tous les matins au milieu des champs des agriculteurs et de leurs vaches. Qu’elle avait dû être surprise cette année-là la mamie, en recevant sa carte postale !

Qui pouvait encore s’en souvenir de nos jours, de ce putain de mur et du soi‑disant réchauffement historique qui s’en était suivi ? Qui s’en souvenait vraiment ? Combien étions‑nous aujourd’hui à pouvoir encore fanfaronner : « Hé bien nous, quand on était jeune, on a failli l’avoir la troisième guerre mondiale ! » Notre troisième guerre mondiale… failli seulement… car un jour… tout s’était écroulé… putain de génération de ratés… Alors, pourquoi venir vous emmerder avec tout ça ? Hein ! Pourquoi ? Les murs vous croyez ? Ah oui… les murs… Si je vous disais que j’aimais bien les murs finalement. Si je vous disais que je les aimais bien parce qu’à l’exception de ce stupide mur de Berlin, ils résistaient bien mieux au temps que les êtres humains. Il en est même un devant lequel j’aimais me rendre pour m’y recueillir, il y a si longtemps. Oui, il y a si longtemps… c’était… Mais à quoi bon venir vous en parler maintenant… Non, oubliez ça, je ne suis pas certain que le moment soit venu de vous en parler. Laissons ça pour une prochaine fois, peut‑être pour le jour improbable où je serai sous les ordres de Monsieur X et que je rédigerai pour lui son Monsieur Je ne sais quoi, moi l’anonyme pauvre type qui n’avait jamais eu le courage de raconter sa véritable histoire.

*

Parce que je me rendais bien compte que le temps avait altéré une écriture que dans ma jeunesse je trouvais fluide ; parce que pour jongler avec les mots, je devais maintenant bien trop souvent me baisser pour les ramasser après leur chute ; et parce que les dernières phrases s’étaient échappées de façon complètement désordonnée de ma mémoire, j’arrêtai d’écrire pendant quelques secondes. Ma main tremblait. Je sentis aussitôt le besoin impérieux de descendre une grande rasade du vin qui croupissait depuis une heure dans le fond d’une bouteille en verre grossier. Une bouteille en une heure, c’était finalement encore assez raisonnable pour quelqu’un qui passait à peine sept heures par jour éveillé, quelqu’un qui le reste du temps sombrait dans le marécage d’un alcoolisme sans fard ni nénuphar. Sans fard ni nénuphar… Un rire piteux s’échappa de mon gosier et s’en alla glouglouter sur mon écran. Sans fard ni nénuphar… J’étais vraiment pathétique. Écrivain de l’Union de niveau 1AA1, alcoolique, vieux, cynique et finalement aussi con que les autres, voilà que j’essayais de vous refourguer une pitoyable nouvelle aux ingrédients avariés : une vague dictature bureaucratique, un écrivain raté, des boîtes aux lettres défoncées par le progrès, et le tout agité par le souvenir convulsif d’une époque révolue et le mythe de ses espions échangés au clair de lune sous la guérite de Checkpoint Charlie. Pas franchement original tout ça pour une nouvelle d’anticipation que de vous faire sombrer dans mon passé. Non, tout cela n’était pas franchement original.

Bah ! au moins, me disais-je en balançant la bouteille vide dans la vieille poubelle grise à pédale qui restait constamment ouverte dans son coin de cuisine, je pouvais toujours envoyer ce torchon au Ministère et rester bien confortablement assis sur le dernier barreau de l’échelle, car ne méritais-je pas finalement la place que j’occupais, quand bien même j’évoluais dans un système de merde ? J’avais également en souffrance dans un fond de tiroir deux nouvelles assez médiocres : de la littérature de supermarché, l’histoire idiote d’une querelle de clocher, et je devais faire parvenir depuis plusieurs mois ces deux manuscrits à mon administration. C’était peut-être l’occasion de procéder à un envoi groupé… Mais tout ce cirque avait-il vraiment un sens, en ces temps où les boîtes aux lettres avaient disparu et que mes textes alimentaient systématiquement les déchiqueteuses depuis près de quarante ans ?


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