Ouverture, fermeture…

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Il faisait sûrement jour depuis quelques heures maintenant, car il m’avait semblé entendre la rue s’éveiller. Dans cette petite ville tranquille entourée d’une forêt majestueuse et touffue des richesses de son passé, la nature avait néanmoins jugé bon de faire quelques concessions afin d’acheter sa tranquillité. Il était donc rare, même au printemps, même en été, d’être réveillé par autre chose que le bruit d’une voiture, d’un camion-poubelle, ou encore par la pétrolette d’un modeste et honnête ouvrier travaillant de nuit sans relâche depuis dix, quinze ou vingt ans, dans l’espoir d’enfin pouvoir s’offrir cette petite voiture qui lui permettra de se donner l’illusion d’accéder à un semblant de liberté. À moins qu’il s’agît de ce même modeste et honnête ouvrier qui s’en allait pêcher de bon matin à la rosée ou dans le brouillard, dans un lieu très éloigné de nos rêves citadins, tant il avait déjà compris depuis longtemps à quoi pouvait ressembler la liberté. Et parfois dans le lointain, le son étouffé de quelques oies, que l’on espérait encore sauvages, traversait le double vitrage pour s’en aller amerrir sur l’étang du parc voisin.

Une dernière fois, je replongeais dans tous mes documents épars, dans toute cette vie éparpillée. Je retrouvais encore quelques idées, quelques phrases et quelques réflexions, et me sentis envahi par une immense frustration quand me revint en mémoire ce récit hassidique [1] :

Rabbi Bounam avait coutume de raconter aux jeunes gens qui venaient chez lui pour la première fois l’histoire d’Eisik Ben Yékel de Cracovie. Après de longues années de la pire misère, qui n’avaient cependant point entamé sa confiance en Dieu, celui-ci reçut en rêve l’ordre de se rendre à Prague pour chercher un trésor sous le pont qui mène au palais royal. Lorsque ce rêve se fut répété pour la troisième fois, Eisik se mit en route et gagna Prague à pied. Mais le pont était gardé jour et nuit par des sentinelles, et il n’osa pas creuser à l’endroit qu’il savait. Il revenait là chaque matin cependant, tournant autour jusqu’au soir. Pour finir, le capitaine de la garde, qui avait remarqué son manège, s’approcha et s’informa non sans cordialité : avait-il perdu quelque chose ou bien attendait-il quelqu’un ? Eisik lui raconta le rêve qui l’avait amené jusque-là depuis son lointain pays, et le capitaine éclata de rire : « Et c’est pour complaire à un rêve, mon pauvre vieux, que tu as fait à pied, avec des semelles trouées, tout ce chemin ! Ah ! Lala ! Si l’on devait se fier aux rêves, malheureux ! À ce compte-là, j’aurais dû, moi aussi, me mettre en campagne après un rêve que j’ai fait et courir jusqu’à Cracovie chez un Juif, un certain Eisik fils de Yékel, pour chercher un trésor sous le fourneau ! Eisik fils de Yékel, tu parles ! Dans cette ville où la moitié des Juifs s’appellent Eisik, et l’autre moitié Yékel, je me vois entrant, une après l’autre, dans toutes les maisons et les mettant sens dessus dessous ! » Ayant dit, il s’esclaffa de nouveau. Eisik s’inclina, rentra chez lui et déterra le trésor avec lequel il bâtit la synagogue qui porte le nom de Schul de Reb Eisik fils de Reb Yékel. « Souviens-toi bien de cette histoire, ajoutait alors Rabbi Bounam, et recueille le message qu’elle t’adresse : c’est qu’il est une chose au monde que tu ne peux trouver nulle part au monde mais il existe pourtant un lieu où tu peux la trouver. »

Je sentais confusément qu’un trésor devait se trouver non loin de moi, peut-être même à l’intérieur de la porte-fenêtre qui m’accueillait en cette matinée froide et légèrement venteuse. Je regardais tristement tous mes manuscrits, tous mes écrits, et tout ce temps passé à tenter de rassembler des idées, à tenter de créer des mots. Je repensais à toutes ces pensées que je n’avais pas écrites et qui tournaient en permanence dans mon esprit sans autre espérance que d’y rester. Assis depuis maintenant trop longtemps, je prenais machinalement la première feuille qui dépassait de la pile et me dirigeais vers la porte-fenêtre. Je m’imaginais alors comme ces écrivains qui se dirigeaient vers une source lumineuse, pensifs et ténébreux, sûrs et certains de leur inspiration, et qui utilisaient la lumière du jour pour se ressourcer et ensuite retourner à leur table d’écriture et reprendre leur récit là où ils l’avaient laissé. Dans le pâle reflet de ce sale temps d’hiver, je ne pouvais que faiblement distinguer les yeux fatigués d’un homme tenant une feuille sur laquelle semblait courir une histoire. Il ne tenait pourtant qu’à moi d’ouvrir cette fenêtre et de laisser pénétrer le souffle Divin, le Divin demeurant là où on le fait rentrer. Lui sait où nous sommes. Mais nous, avons-nous bien conscience qu’il est toujours à nos côtés ? Pourtant, au lieu de réaliser ce geste simple en apparence, je détournais mon regard de la Lumière et le portais sur la feuille que je tenais entre mes mains. J’étais bien trop fatigué pour me souvenir de ce qu’elle contenait. Je n’étais plus assez lucide pour relire une belle histoire, la plus belle histoire, ma plus belle histoire. Mû par un mécanisme qui m’échappait, je me dirigeais pesamment vers un fauteuil où irrémédiablement je sombrais dans le sommeil. Je n’avais pas lutté. Je n’avais même pas essayé de lutter. Mes mains se détendirent légèrement et par ce mouvement presque imperceptible, la feuille se sentit libérée et glissa vers le sol. Nos vies tiennent à peu de choses finalement : un détail ; un murmure ; un souffle ; un regard ; un geste de la main ; des doigts qui se referment sur d’autres doigts ; des doigts qui s’ouvrent et laissent échapper une simple feuille de papier. Que se serait-il passé si j’avais ouvert cette porte-fenêtre, si la froidure matinale avait pu m’ouvrir les yeux sur cette feuille griffonnée avec le brouillon d’une belle histoire ? Peut-être l’aurais-je écrite cette belle histoire. Peut-être l’aurais-je écrite…


[1Les récits hassidiques – Martin Buber (points poche)


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