Sixième chapitre : le train de l’enfance

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Je suis dans ma chambre, le nez collé à la fenêtre. Comme tous les enfants du monde, enfin je crois, je fais des ronds dans la buée qui coule le long des vitres. Il fait souvent froid dans ma chambre et il y a souvent de la buée. Je pense que c’est à cause du froid que la buée apparaît, car quand il fait chaud, la buée n’est pas là. J’ai à peine dix ans et j’habite une maison de ville dans un petit village de l’ouest de la France. Enfin, c’est comme ça que j’aime à la décrire. Tout ça parce que le jardin est tout petit, bloqué entre trois murs et la route. Même pas la place de jouer au foot. Au mur non plus sinon le voisin vient se plaindre à mes parents. Je ne frappe pas bien fort dans le ballon pourtant. Alors je jardine. J’essaye de faire pousser du maïs en plantant des grains récupérés sur des épis tombés le long des champs. Et chaque année, je suis toujours un peu triste, car jamais mes plantations ne dépassent le stade des petites plantes que j’observe avec curiosité dans la salle d’attente du dentiste. Quand je serai grand, plus jamais je n’irai chez le dentiste. Et tant pis si j’ai les dents de travers et que cela m’empêche de sourire. De toute façon, je n’ai pas envie de sourire, car je suis très triste. Et c’est rien à côté des épis de maïs qui ne poussent pas. Et c’est rien non plus à côté de la belle bille en porcelaine perdue à la tiquette, c’est comme ça qu’on dit dans la cour de récréation de mes souvenirs. Si je suis triste aujourd’hui, c’est à cause de Régis. Enfin non, pas à cause de lui, parce que l’on a toujours été les meilleurs copains du monde. Si je suis triste, c’est juste parce que l’on se voit plus, lui et moi. Et que je ne sais pas pourquoi. Et que je sens bien que je ne saurai jamais pourquoi.

Sur mon bureau, il y a une photo de nous deux. J’ai presque trois ans sur la photo. Et lui il a un peu plus de deux ans. On est en bas des marches qui séparent la cour de mon jardin. Sous le bras droit, je tiens un ballon rouge avec des avions jaunes dessinés dessus. Lui, il a une boule de pétanque en plastique verte dans la main gauche. De ma main libre, je lui tends un gâteau encore dans son emballage. On a tous les deux la tête tournée vers le gâteau. Il est vraiment pas bien grand sur la photo. Moi non plus remarquez, mais j’ai quand même une tête de plus que lui. Je me souviens, j’avais une belle grue de construction dans ma chambre avec laquelle je jouais beaucoup. Elle était magnifique, tout orange ! La première fois que Régis est monté dans ma chambre, hé bien, je me suis aperçu qu’il était plus petit qu’elle. Vous vous rendez compte, il était plus petit que ma grue !

J’ai toujours le nez à la fenêtre. De l’autre côté de la route, juste en face, je vois l’immense jardin des parents de Régis. Il m’a toujours fait l’effet d’un continent inaccessible ce jardin. D’ailleurs, on s’y rendait que très rarement. Sûrement parce que le papa de Régis n’aimait pas trop qu’on vienne piétiner, même sans le faire exprès, tous les petits pois, haricots verts et autres pommes de terre qui se retrouvaient le soir dans une immense marmite bouillonnant dans la cuisine familiale. Il m’avait toujours impressionné son papa. Il était maçon et il était à la fois très gros et très fort. D’une seule main, il arrivait à faire avancer un énorme motoculteur dans une terre que le mois d’août avait rendue toute dure. Et puis des mains énormes aussi. Je me souviens qu’un jour, il a essayé d’utiliser une calculatrice et n’avait cessé de pester : « mais ils ne peuvent pas les faire plus grosses leurs touches bordel ! » C’était bien qu’il soit maçon son papa parce que comme ça il y avait souvent un énorme tas de sable et un énorme tas de gravier dans un coin de la cour. Notre préféré, c’était le tas de sable bien sûr. On y faisait d’incroyables circuits avec des ponts et des tunnels et on jouait aux petites voitures. Et aussi aux vélos avec des billes. C’était mon jeu préféré les vélos avec les billes. Régis avait quarante vélos en plastique : dix verts, dix rouges, dix bleus et dix jaunes. On les avait tous numérotés de un à quarante. Le numéro un et le numéro deux étaient dans l’équipe verte. C’était nous. Je ne sais plus qui était numéro un et qui était numéro deux. On s’en fichait de toute façon. Un peu plus tard, il a eu trois autres petits vélos qui représentaient les maillots du Tour de France : le jaune, le blanc à pois rouges du meilleur grimpeur et le vert du meilleur sprinteur. Et comme on n’avait pas de télévision ni l’un ni l’autre, le Tour de France, on se l’imaginait comme on voulait, comme on pouvait. Les règles étaient simples : on lançait la bille et on faisait avancer le vélo à l’endroit où la bille avait roulé. Si la bille sortait de la route, on laissait le vélo à sa place de départ. Et on recommençait, quarante fois plein de fois. Ça devait en faire des lancers de billes ! On pouvait y passer tout l’après-midi. On s’inventait toujours les mêmes scénarios. Un coup c’était Régis qui devait gagner, un coup c’était moi, et puis une autre fois c’était ni l’un ni l’autre. On se faisait alors perdre dans des chutes terribles, avant de gagner de plus belle la fois d’après. Plus tard, quand j’ai su faire du vélo, on faisait pareil, mais en vrai sur des petites routes de campagne recouvertes par la boue des tracteurs sortis des champs de betteraves. Avec les chutes en moins quand même. J’aimerais bien faire du vélo comme métier. Mais ce n’est pas possible. Il faut que je travaille bien à l’école déjà. Et à l’école de la ville où je vais, on ne fait pas de vélo comme sport. Je ne sais pas pourquoi. C’est pourtant chouette le vélo, même si c’est plus dur avec le vent dans le nez. C’est pour ça que j’aime bien avoir la tête dans les nuages. C’est pour savoir d’où vient le vent.

Un jour, Régis a eu un baby-foot pour son anniversaire. On en a fait des parties. Le plus difficile, c’était d’installer le baby-foot au milieu de sa cour pour qu’il soit bien droit. Un terrain de foot en pente, c’est pas génial, même si c’était le cas de celui de notre village. On mettait souvent le baby-foot près du puits d’eau potable, c’est là qu’il y avait le moins de trous et de bosses. Et puis c’est surtout qu’on aimait bien cet endroit, sous un arbre gigantesque, un tilleul je crois, qui avait plein de branches qui retombaient vers le sol. On pouvait s’y abriter du soleil, et aussi de la pluie quand elle n’était pas trop forte. Si vraiment il pleuvait trop, et l’hiver aussi quand il faisait très froid, alors on allait plutôt chez moi. On aimait bien jouer aux petits bonhommes Playmobil. J’avais des Indiens et des tuniques bleues. Souvent il y avait le fils du capitaine des tuniques bleues qui tombait amoureux de la fille du chef des Indiens. Alors il y avait souvent une grande bataille. On installait les Indiens sur la rambarde qui surplombait le couloir et on leur tirait dessus avec des canons. Quand on arrivait à toucher un Playmobil, celui-ci faisait une chute vertigineuse et allait s’écraser trois mètres plus bas. C’est pour ça que sur quelques petits bonhommes, il manque un bout de main ou un bout de pied. Les Indiens contre-attaquaient et arrivaient toujours à détruire les canons qui crachaient du feu. Et évidemment à la fin, tout le monde se retrouvait autour d’un banquet pour fumer le calumet de la paix. Un peu comme si Lucky Luke rencontrait Astérix et Obélix. J’ai d’ailleurs toute la collection. Enfin presque, parce que j’en ai prêté quelques-uns à Régis mais il ne me les a jamais rendus. Au moment du goûter, on s’installait l’un en face de l’autre, chacun avec notre bande dessinée, et on lisait un album entier en mangeant une baguette à nous deux qu’on avait pris le temps de bourrer de pâte à tartiner au chocolat et de cornichons. On adorait ça. Après le goûter, on repartait à l’aventure, à bord d’un énorme trois-mâts au milieu des pirates et des corsaires. Comme gouvernail, on utilisait le couvercle en osier d’un panier à linge. On en a connu des naufrages et des abordages ! Et puis, quand on en avait marre de l’aventure en mer, on jouait à la guerre avec de minuscules figurines en plastique. C’était la guerre entre les Allemands et les Américains et cette histoire de débarquement. J’avais bien quelques soldats anglais mais pas beaucoup. Et pas un seul soldat français. D’ailleurs, je ne sais pas si ça a vraiment existé pendant la guerre les soldats français, car on ne nous en a jamais trop parlé à l’école. J’avais deux side-cars allemands et un petit blindé léger alors du coup, on trouvait que c’étaient les Allemands les plus forts. On installait chaque camp de part et d’autre de mon lit, et deux ours et un chien en peluche nous servaient à faire des montagnes, des ravins, et plein d’autres endroits pour se planquer. Il y avait toujours beaucoup de morts. Des fois, c’étaient les Allemands qui gagnaient. Et puis d’autres fois, c’étaient les Américains. En réfléchissant un peu, je crois que c’étaient souvent les Américains qui gagnaient, parce qu’on avait compris qu’avec cette histoire de débarquement, ils avaient libéré la France. Il n’y a pas longtemps, je suis allé voir un musée pas loin de chez moi. Il y avait une superbe jeep Willys au milieu de tout plein d’autres objets. Le monsieur du musée avait fait la guerre. J’ai pas encore dix ans mais j’ai bien compris que c’est pas vraiment un jeu la guerre. Il y a même des guerres, les adultes ne veulent pas nous en parler. Moi déjà, je sais ce que ça fait quand votre meilleur copain disparaît, presque du jour au lendemain, comme ça, sans vraiment vous dire pourquoi. Comme je sais que je le reverrai jamais, je me dis que ça doit sûrement faire un peu comme s’il était mort à la guerre.

On se voyait pourtant souvent. Dès qu’il n’y avait pas école, le mercredi, le samedi après-midi et aussi le dimanche, on était toujours fourrés ensemble. Et puis un jour, alors que j’arrivais chez lui pour jouer, il est descendu de sa chambre et m’a dit : « Pas aujourd’hui, je dois finir mes devoirs ». Je n’y ai jamais cru à cette histoire de devoirs. Moi, j’ai toujours pensé que quand on était des copains, c’était plus important que tout le reste. Alors quelque chose s’est cassé ce jour-là. Ses visites se sont espacées. Les miennes aussi, car je voyais bien que je n’étais plus accueilli comme avant. Et puis un jour, plus rien. Alors depuis, je sais bien que c’est bête mais je reste là, debout devant ma fenêtre, à faire des ronds dans la buée en attendant de le voir sortir en courant de sa maison, ouvrir le petit portillon qui longe le grand jardin familial et foncer en direction de ma maison. Au bout d’une heure, quand j’en ai marre de regarder les deux tourterelles qui se sont posées en face sur le fil du téléphone, je me décide enfin à partir de la fenêtre. Elle est maintenant tout le temps couverte de buée la fenêtre, hiver comme été. À cause de mes larmes peut-être. Alors je m’assieds sur mon lit et je regarde mon train électrique. Aujourd’hui, c’est la colère qui remplace ma tristesse. Alors du coup j’essaye de faire comme les grandes personnes et je ne m’invente plus la même histoire que d’habitude avec mon train. Ce n’est plus le train du Far West et ses locomotives à vapeur incroyables, c’est juste un pauvre train qui va et vient de nulle part vers pas bien loin. Je prends un vieux Playmobil tout cassé et je le couche sur les rails. Le train le percute et il roule sur le côté. Je fais venir une ambulance et les pompiers. Et puis j’arrête le train. Je prends d’autres figurines et je les fais descendre du train. Je m’énerve et le premier bonhomme en perd son chapeau qui roule sous le lit. Le deuxième petit bonhomme a un pantalon rouge et une guitare sur le dos. Je l’aime bien celui-là. Je le garde dans la main. Je me calme un peu. J’aurais bien aimé faire de la guitare aussi. Mais quand j’ai commencé le conservatoire, je ne savais pas que ça existait. Maintenant, c’est trop tard. De toute façon, il est trop tard. Je suis seul maintenant, je n’ai plus de meilleur copain. Je n’aurai plus jamais de meilleur copain.


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