Du bon usage du droit de parole

Par Gérard Touaty
samedi 17 avril 2021
par  Paul Jeanzé
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Rabbi Israël Meïr, plus connu d’après le titre de son livre ’Hafetz ’Haïm, faisait preuve d’une vigilance extrême pour éviter la faute de "Lechone ara" (médisance).

Une nuit d’hier, alors qu’il rentrait chez lui après l’office du soir, une voiture à chevaux, s’arrêta près de lui. Du haut de son siège, le cocher lui demanda : "Rabbi, peux-tu me dire où je pourrai trouver le Rav, le grand tsaddik, le ’Hafetz ’Haïm ?" Rabbi Israël Meïr s’approcha de lui et lui répondit :
 Tout d’abord, le ’Hafetz ’Haïm n’a pas ici la fonction de rav. Ensuite, il n’a rien de grand et rien d’un tsaddik.
 Qu’est-ce que tu racontes ! lui cria le cocher. Tous les Juifs, poursuivit-il, savent qu’il est une lumière de la Thora et qu’il est le Maître de la génération !
Sur ce, le Rabbi lui dit : "tout ce que le monde dit sur lui, ne constitue en rien une preuve de grandeur. Personne ne le connaît vraiment, ajouta-t-il, excepté moi, et je peux t’assurer que ce que l’on rapporte à son sujet est tout à fait exagéré et injustifié."

Poussé à bout, notre cocher commença à maudire le Rabbi, puis finit par le frapper sur le dos avec son fouet pour ensuite reprendre son chemin. À la suite de cet incident, le Rabbi fut très préoccupé à l’idée d’avoir amené un Juif à proférer des malédictions. Entre temps, le cocher avait trouvé la maison du ’Hafetz ’Haïm et attendait son retour. Lorsque le tsaddik entra, le cocher fut pris d’un tremblement soudain quand il reconnut l’homme qu’il avait maudit et frappé. Au bord de l’évanouissement, le cocher ne parvint à retrouver son calme qu’avec les paroles du ’Hafetz ’Haïm : "Ces malédictions et ces coups m’étaient réellement destinés. Ils m’ont appris un principe important dans les relations humaines. Il est non seulement interdit de dire de la médisance sur les autres, mais même sur soi.

Cette histoire est significative de l’esprit du judaïsme. La médisance sur l’autre est une chose méprisable. Nos Maîtres la comparent sans hésitation au meurtre et quiconque en perçoit la gravité peut aisément admettre cette comparaison. Jusque-là rien de particulier. Mais au-delà, nous découvrons avec ce récit, que la morale juive étend ses ramifications dans les détails les plus infimes de la vie : notre bouche doit être sainte même quand a priori, la morale évidente ne l’exige nullement. Il faut maintenant comprendre pourquoi l’usage de la parole a fait l’objet dans notre tradition d’une attention particulière.

Pour le judaïsme, la distinction entre l’homme et l’animal s’établit par la parole. Plus exactement la faculté de dialogue. Cependant, en ce qui concerne le Juif, une nuance déterminante intervient. Alors que les nations disposent de cette faculté à leur guise, pour le Juif, la parole a des lois, un code d’utilisation, disons qu’en quelque sorte, Hachem assigne à la bouche du Juif une tâche morale et non uniquement biologique. C’est par elle que s’exprime l’arme véritable du Juif : la voix de la prière et de l’étude de la Thora. […]

Le Talmud de Jérusalem nous livre un propos tout à fait original de Rabbi Shimone : "Si j’avais été présent au Don de la Thora, j’aurais demandé à Hachem qu’il donne deux bouches à l’homme. L’une pour étudier la Thora, l’autre pour les besoins quotidiens. Mais ce Maître se ravisa. Si Hachem avait effectivement donné deux bouches à l’homme, cela aurait été pire : avec une bouche, il fait de la médisance ; à plus forte raison avec deux." Cette courte réflexion de Rabbi Shimone nous permettra d’apporter une seconde précision quant à ce pouvoir des mots dont le Juif dispose : son libre arbitre.

Hachem n’a pas créé l’homme d’après les critères de l’animal. Celui-ci vit instinctivement. Il est dirions-nous, manipulé par la Volonté divine. Après avoir satisfait son appétit, le lion ne mangera plus. Il n’aura pas le désir d’une petite sucrerie ou d’un délicieux rafraîchissement et ce parce qu’il avait simplement besoin d’apaiser une nécessité vitale et non un plaisir. L’homme lui est libre d’avoir toujours faim, même quand il n’a plus faim. Et c’est là - pour le sujet de notre étude - que commence réellement l’Histoire de l’homme. Le Juif dispose dans sa bouche d’une force extraordinaire. Le libre arbitre dont Hachem le gratifie doit lui permettre de faire un choix. Mais Hachem souhaite qu’il fasse le choix de la vie. Nos Maîtres expliquent ce dualisme ainsi : le langage est le mode de relation le plus direct et naturel entre les hommes, il peut aussi bien les séparer et introduire entre eux la haine. Le mot hébreux "médaber" qui signifie "le parlan" peut se lire aussi, avec des voyelles différentes "midbar" mot qui signifie alors "désert". Ce sont là deux extrêmes d’un pouvoir : d’un côté, la vertu du dialogue génératrice de paix. À l’opposé, le désert, le vide, la désolation que peuvent apporter la violence et la teneur des mots lorsqu’ils sont au pouvoir du Mal.

À l’époque où le peuple juif au complet, était installé sur sa terre et où la présence divine était plus manifeste, les conséquences néfastes de la médisance étaient immédiatement perceptibles. C’est ce qui constitue le sujet de notre paracha et de la paracha précédente. On y apprend, en effet, qu’à la suite de propos malveillants proférés par sa bouche, un Juif voyait les murs de sa maison se couvrir de plaies puis ses vêtements à leur tour étaient touchés. Enfin, s’il persistait dans son mal, c’était sa peau qui se couvrait de plaies. Évidemment, nous sommes là en présence de phénomènes tout à fait surnaturels qui ne peuvent trouver aucune analogie dans l’Histoire.

Nous nous attacherons aujourd’hui à comprendre le sens de deux détails, concernant la guérison du lépreux. Au chapitre 13, verset 46, il est précisé que le lépreux du fait de son état, devra fixer sa résidence en dehors du camp. Rachi expliquant le sens simple nous en donne la raison : "... il a séparé par sa médisance mari et femme, l’homme et son prochain. Il sera de ce fait, lui aussi, séparé des autres." Nos Maîtres y voient aussi une autre signification. L’homme "qui a dit du mal" disposait en fait d’une liberté. Son choix était précisément le fruit de cette liberté, mais dont il devait faire bon usage. La faute commise était alors pour Hachem l’indice que cet homme n’était pas encore assez fort psychologiquement pour jouir sans faille de cette liberté. C’est pourquoi il devait subir une peine de réclusion pour en quelque sorte réfléchir sur son retour dans de bonnes conditions, et pour lui interdire un certain temps, la pratique de la liberté peut-être encore trop préjudiciable pour son prochain. C’est la raison pour laquelle le rituel de purification du lépreux était entre autre marqué par le renvoi d’un oiseau dans la campagne. Le mode de déplacement de l’oiseau est symbolique de liberté ; il peut se mouvoir presque sans obstacle. Il faut voir là une nouvelle occasion donnée à l’homme d’être libre lui aussi, une chance d’un nouveau départ dans la société pour réapprendre l’usage de sa langue pour le bien des hommes. […]

Gérard Touaty ( Actualité juive hebdo)


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