Le flamant noir

dimanche 14 février 2016
par  Paul Jeanzé
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L’association Arts et Lettres organise un concours de nouvelles dans lequel devront apparaître les termes suivants : noir – Israël – zoologique – flamant – malfrat – château – campus – jazz. Ne passons pas à côté d’un bon mot…

Le samedi matin, alors que la plupart des citadins aimaient à se presser autour des vendeurs de fruits et légumes en espérant y réaliser de juteuses affaires, je préférais de mon côté traverser rapidement le marché et ses travées encombrées en direction des grilles qui marquent l’entrée du parc du château, et ensuite me promener le long des canaux qui bordent chacune de ses extrémités. Ce matin-là, les allées étaient presque désertes ; je pouvais rejoindre mon poste d’observation favori sans craindre qu’il fût déjà occupé et m’installer tranquillement au pied de la statue du cerf en bronze qui marque le début, après un long passage arboré, d’un vaste tapis vert permettant au promeneur d’embrasser un large panorama qui s’étendait de la dense et proche forêt domaniale jusqu’au château que l’on distinguait au loin au bout de l’étang. Je venais souvent m’asseoir à cet endroit, et comme à l’accoutumée, après avoir contemplé pendant quelques minutes le spectacle apaisant qui s’offrait à mes yeux, je me plongeais dans la lecture du livre que je prenais toujours soin d’emporter avec moi ; et, tandis que mes dernières lectures m’avaient entraîné vers des paysages poétiques, ici vers la forêt, là vers la montagne, j’avais subitement eu envie de changer d’univers ; et de me retrouver depuis quelques jours au milieu d’une joyeuse bande de malfrats dirigés par l’inénarrable Tonton dont la gouaille était aussi impressionnante que la taille du diamant qu’il venait de dérober, lui et sa fine équipe…

J’allais donc me plonger à nouveau dans ma lecture jubilatoire quand le cri d’un oiseau en vol attira mon attention. Bien que ce cri ressemblât au bavardage habituel des dizaines d’oies qui peuplaient le parc, quelle ne fut pas ma surprise de voir atterrir à quelques mètres de moi un grand échassier vêtu de noir. Je crus tout d’abord avoir affaire à une sorte de héron, mais au fur et à mesure que l’oiseau se rapprochait sensiblement de moi, je ne pouvais que me rendre à l’évidence : un bec courbé de la sorte ne pouvait qu’appartenir à un flamant, et ce flamant-là, était noir ! J’étais à peine remis de mon étonnement que le bel oiseau dans sa robe sombre reprit son envol sans que je pus hélas l’observer davantage. Incrédule, comme si je ressentais le besoin de trouver un autre témoin de cette petite scène inédite, je regardais autour de moi et devais me rendre à l’évidence : en ce tout début de matinée, j’étais seul dans cette partie reculée du parc.

Une semaine plus tard, par une belle matinée d’un automne qui ne semblait vraiment pas décidé à laisser sa place à son successeur hivernal, je faisais une petite infidélité aux jardins du château, me rendant alors dans un parc animalier que je n’avais encore jamais visité malgré sa proximité, mais dont on m’avait pourtant souvent recommandé la visite. À peine avais-je pénétré dans la réserve zoologique qui sommeillait au pied d’une vaste dépression calcaire, que j’aperçus toute une colonie de flamants roses nichés au bord d’un cours d’eau ; et, curieusement, comme si je l’avais pressenti, un peu à l’écart de ses congénères, je reconnus le flamant noir, mon flamant noir de la semaine passée. Je me hâtais alors vers la personne que je pensais être le responsable des lieux, et lui demandai fébrilement, sans même prendre le temps de la saluer, si le flamant noir que l’on observait là-bas au loin fuguait parfois. La femme me regarda tout d’abord de façon peu aimable, comme si pendant un moment elle crût que je me moquais d’elle ; mais sans doute mon air ahuri lui fit changer d’avis, et c’est avec un fort accent anglais qu’elle me répondit d’une voix amusée :

« Un flamant noir ici ? Vous devez avoir rêvé cher monsieur ! Un seul spécimen de ce type a été récemment observé du côté de Chypre, et deux ans plus tôt, du côté d’Israël. D’ailleurs, compte‑tenu des routes migratoires des flamants roses, les spécialistes se demandent si ce n’est pas le même animal dans les deux cas. Il n’y aurait donc qu’un seul flamant noir sur toute la planète ! et croyez-bien que si un tel animal devait élire domicile au milieu de cette roseraie, j’en serais la première avertie ! Sincèrement, votre imagination a dû vous jouer des tours. Il n’y a pas de flamant noir dans la région ! Vous aurez peut-être confondu avec une cigogne noire, il arrive parfois que certaines d’entre elles viennent s’installer quelque temps dans notre vaste forêt. »

Extrêmement surpris, vexé même de passer pour un fabulateur, je me retournais pour lui montrer l’étrange oiseau quand, complètement décontenancé, je me rendis compte que ne subsistait en lieu et place de mon mystérieux volatile qu’un vaste tapis de plumes… roses qui plus est… Le flamant noir avait disparu. À cet instant, ma déception et mon incompréhension était telles que je n’eus ni l’envie ni la présence d’esprit de me tirer de ce mauvais pas en m’exclamant : « il se sera sans doute envolé ! » Totalement désemparé, je balbutiais quelques mots d’excuse à la gardienne étonnée, et m’enfonçai à vive allure dans les profondeurs de la futaie.

Je sais bien que je l’ai vu de mes propres yeux ! Avec un tel bec courbé, c’était un flamant rose certes, mais noir, j’en suis convaincu…

Perdu dans mes pensées, je ne fis guère attention à ce qui se passait autour de moi, me souvenant à peine des daims et autres biches qui accompagnèrent amusées le singulier promeneur marchant à vive allure sur le sentier la tête baissée, visiblement contrarié. Tout à coup, un froissement d’ailes dans les airs me fit subitement relever la tête. C’est alors que je le vis pour la troisième fois : il venait de se poser et se tenait fièrement devant moi, debout sur une pierre, et prêt à s’envoler de nouveau… Pourtant, j’avais également l’impression qu’il me regardait m’approcher, comme s’il voulait à cette occasion me montrer quelque chose. Mais quoi ? Prudemment, je m’avançais vers lui, et alors que j’allais presque pouvoir lui toucher les ailes, je découvris, en partie cachée sous une grosse pierre plate, une enveloppe avec mon nom inscrit bien lisiblement en grosses lettres majuscules. J’étais stupéfait. Partant d’un long et puissant cri, l’étrange oiseau, comme s’il savait sa mission accomplie, reprit son envol et disparut rapidement derrière les arbres. Interloqué, je reportais mon regard vers l’enveloppe. Après une longue hésitation, je me baissai pour la ramasser, et prenais bien soin de m’asseoir sur un tronc couché là par le vent avant de l’ouvrir. À l’intérieur, je découvris une simple feuille de papier sur laquelle étaient inscrites en caractères d’imprimerie une vingtaine de lignes si énigmatiques qu’elles rendaient l’ensemble complètement incompréhensible :

Vous voyez certaines choses que d’autres ne voient pas ?
Vous rêvez d’aventures uniques, originales, atypiques ?
Vous êtes au bord du burn-out ?
Le bazar et la nécessité d’une vie tranchée vous menace ?
Vous avez l’esprit de famille et vous aimez le jazz band ?
Partez à la recherche du Flamant Noir…
Car cet oiseau existe bel et bien
Vous n’avez pas rêvé
Et si lors de vos trois premières rencontres il a préféré s’envoler
Lisez bien ce qui suit si vous souhaitez un jour le retrouver :

Le flamant noir niche au fond d’une impasse d’une courte rue
Auprès d’un enfant au grand air
Un enfant qui lui apporte quelques graines une fois que l’école est finie
Qu’en sera-t-il d’ici quelques années ?
Quand l’enfant devenu étudiant
Se promènera sur un vaste campus,
Espérant croiser au détour d’une allée
Sinon la Dame du lac, au moins une belle jeune fille à courtiser
La laissera-t-il s’envoler ?

C’est le brouhaha d’un vol d’oies cendrées passant en rase-mottes au-dessus de la statue du cerf qui me réveilla. Une fois encore, avant même que je me sois mis à lire, mes rêveries m’avaient emporté et je m’étais profondément endormi pendant de longues minutes. Devant moi, les oies commençaient à nager en direction du ponton où elles avaient l’habitude de venir se repaître du pain que leur lançait inlassablement quelque gamin ou quelque vieillard. Un peu à l’écart, je remarquais à peine le grand échassier noir qui semblait me fixer tristement. Sans doute un héron solitaire, me dis-je en marquant avec une enveloppe trouvée par terre, la page du livre qui m’était tombé des mains. La pluie commençait à tomber ; le moment était mal choisi pour que je me misse à rêvasser.

Février 2016


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