Septième lettre (14 mai 1904)

vendredi 27 janvier 2023
par  Paul Jeanzé
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VII
Rome, le 14 mai 1904.
Mon cher Monsieur Kappus,
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Un long temps s’est écoulé depuis votre
dernière lettre. Ne m’en veuillez pas. Travail,
soucis quotidiens, malaises m’ont empêché de
vous écrire. Et je tenais à ce que ma réponse vous
vînt de jours calmes et bons. (L’avant-printemps,
avec ses vilaines sautes d’humeur, a été ici
fortement ressenti). Aujourd’hui je me sens un
peu mieux et je viens, cher monsieur Kappus,
vous saluer et vous dire de mon mieux (je le fais
de tout cœur) diverses choses à propos de votre
dernière lettre.
Vous voyez, j’ai copié votre sonnet parce que
je l’ai trouvé beau et simple, et né dans une forme
qui lui permet de se mouvoir avec une calme
décence. De tous les vers que j’ai lus de vous ce
sont les meilleurs. Je vous offre cette copie,
sachant combien il est important et plein
d’enseignements de retrouver son propre travail
dans une écriture étrangère. Lisez ces vers
comme s’ils étaient d’un autre, et vous sentirez
tout au fond de vous-même combien ils sont à
vous.
Ce m’a été une joie de relire souvent ce sonnet
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et votre lettre. Je vous remercie de l’un et de
l’autre.
Ne vous laissez pas troubler dans votre
solitude parce que vous sentez en vous des
velléités d’en sortir. Ces tentations doivent même
vous aider si vous les utilisez dans le calme et la
réflexion, comme un instrument pour étendre
votre solitude à un pays plus riche encore et plus
vaste. Les hommes ont pour toutes les choses des
solutions faciles (conventionnelles), les plus
faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair
que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce
qui vit s’y tient. Chaque être se développe et se
défend selon son mode et tire de lui-même cette
forme unique qui est son propre, à tout prix et
contre tout obstacle. Nous savons peu de choses,
mais qu’il faille nous tenir au difficile, c’est là
une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est
bon d’être seul parce que la solitude est difficile.
Q’une chose soit difficile doit nous être une
raison de plus de nous y tenir.
Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est
difficile. L’amour d’un être humain pour un
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autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile
pour chacun de nous, c’est le plus haut
témoignage de nous-même ; l’œuvre suprême
dont toutes les autres ne sont que les
préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes,
neufs en toutes choses, ne savent pas encore
aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces
de leur être, concentrées dans leur cœur qui bat
anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout
apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour
celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et
jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude
toujours plus intense et plus profonde. L’amour
ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un
autre. (Que serait l’union de deux êtres encore
imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour,
c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre
forme, de devenir soi-même un monde pour
l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence,
une ambition sans limite, qui fait de celui qui
aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour,
quand il se présente, ce n’est que l’obligation de
travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes
devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag
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und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à
un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas
encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser
longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soimême est un achèvement : l’homme en est peutêtre encore incapable.
Là est l’erreur si fréquente et si grave des
jeunes. Ils se précipitent l’un vers l’autre, quand
l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature
de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors
que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et
désordre. Mais quoi ? Que peut faire la vie de cet
enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils
appellent leur union et qu’ils voudraient même
appeler leur bonheur ? – Et quel lendemain ?
Chacun se perd lui-même pour l’amour de
l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui
auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens
du large et les moyens de le gagner, chacun
échange les va-et-vient des choses du silence,
pleins de promesses, contre un désarroi stérile
d’où ne peuvent sortir que dégoût, pauvreté,
désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un
refuge dans une de ces multiples conventions qui
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s’élèvent partout comme des abris le long d’un
chemin périlleux. Nulle région humaine n’est
aussi riche de conventions que celle-là. Canots,
bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là
tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir
dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont
rendu d’accès facile, bon marché, sans risques,
comme un plaisir de foire. Combien d’êtres
jeunes ne savent pas aimer, combien se bornent à
se livrer comme on le fait couramment (bien sûr,
la moyenne en restera toujours là) et qui ploient
sous leur erreur ! Ils cherchent par leurs propres
moyens à rendre vivable et fécond l’état dans
lequel ils sont tombés. Leur nature leur dit bien
que les choses de l’amour, moins encore que
d’autres, importantes aussi, ne peuvent être
résolues suivant tel ou tel principe, valant dans
tous les cas. Ils sentent bien que c’est là une
question qui se pose d’être à être, et qu’il y faut,
pour chaque cas, une réponse unique, étroitement
personnelle. Mais comment, s’ils se sont déjà
confondus, dans la précipitation de leur étreinte,
s’ils ont perdu ce qui leur est propre,
trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour
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échapper à cet abîme où a sombré leur solitude ?
Ils agissent à l’aveugle l’un et l’autre. Ils usent
leur meilleur vouloir à se passer de conventions
comme le mariage, pour tomber dans des
conventions moins voyantes certes, mais tout
autant mortelles. C’est qu’il n’est, à leur portée,
que des conventions. Tout ce qui vient de ces
unions troubles, qui doivent leur confusion à la
hâte, ne peut être que convention. Les rapports
qui naissent de telles erreurs portent un
compromis en eux-mêmes, même s’il est en
dehors des usages (en langage courant :
immoral). La rupture même serait un geste
conventionnel, impersonnel, fortuit, débile et
inefficace. Pas plus que dans la mort qui est
difficile, dans l’amour, lui aussi difficile, celui
qui va gravement n’aura l’aide d’aucune lumière,
d’aucune réponse déjà faite, d’aucun chemin
tracé d’avance. Pas plus pour l’un que pour
l’autre de ces devoirs que nous portons, cachés en
nous-mêmes, et que nous transmettons à ceux qui
nous suivent sans les avoir éclaircis, on ne peut
donner de règles générales. Dans la mesure où
nous sommes seuls, l’amour et la mort se
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rapprochent. Les exigences de cette redoutable
entreprise qu’est l’amour traversant notre vie ne
sont pas à la mesure de cette vie, et nous ne
sommes pas de taille à y répondre dès nos
premiers pas. Mais si, à force de constance, nous
acceptons de subir l’amour comme un dur
apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux
faciles et frivoles qui permettent aux hommes de
se dérober à la gravité de l’existence, – alors
peut-être un insensible progrès, un certain
allégement pourra venir à ceux qui nous suivront,
et longtemps encore après nous. Et ce serait
beaucoup.
À peine en arrivons-nous aujourd’hui à
considérer sans préjugés les rapports d’un être
avec un autre. Nos tentatives pour vivre de tels
rapports manquent d’exemples qui les
guideraient. Et pourtant le passé enferme des
ébauches de vie qui ne demandent qu’à aider nos
pas hésitants.
La jeune fille et la femme, dans leur
développement propre, n’imiteront qu’un temps
les manies et les modes masculines, n’exerceront
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qu’un temps des métiers d’hommes. Une fois
finies ces périodes incertaines de transition, on
verra que les femmes n’ont donné dans ces
mascarades, souvent ridicules, que pour extirper
de leur nature les influences déformantes de
l’autre sexe. La femme qu’habite une vie plus
spontanée, plus féconde, plus confiante, et sans
doute plus mûre, plus près de l’humain que
l’homme, – le mâle prétentieux et impatient, qui
ignore la valeur de ce qu’il croit aimer, parce
qu’il ne tient pas aux profondeurs de la vie,
comme la femme, par le fruit de ses entrailles.
Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la
douleur et dans l’humiliation verra le jour quand
la femme aura fait tomber les chaînes de sa
condition sociale. Et les hommes qui ne sentent
pas venir ce jour seront surpris et vaincus. Un
jour (des signes certains l’attestent déjà dans les
pays nordiques), la jeune fille sera ; la femme
sera. Et ces mots « jeune fille », « femme », ne
signifient plus seulement le contraire du mâle,
mais quelque chose de propre, valant en soimême ; non point un simple complément, mais
une forme complète de la vie : la femme dans sa
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véritable humanité.
Un tel progrès transformera la vie amoureuse
aujourd’hui si pleine d’erreurs (et cela malgré
l’homme, qui d’abord sera devancé). L’amour ne
sera plus le commerce d’un homme et d’une
femme, mais celui d’une humanité avec une
autre. Plus près de l’humain, il sera infiniment
délicat et plein d’égards, bon et clair dans toutes
les choses qu’il noue ou dénoue. Il sera cet amour
que nous préparons, en luttant durement : deux
solitudes se protégeant, se complétant, se
limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.
Ceci encore : ne croyez pas que l’amour que
vous avez connu adolescent soit perdu. N’a-t-il
pas fait germer en vous des aspirations riches et
fortes, des projets dont vous vivez encore
aujourd’hui ? Je crois bien que cet amour ne
survit si fort et si puissant dans votre souvenir
que parce qu’il a été pour vous la première
occasion d’être seul au plus profond de vous-même, le premier effort intérieur que vous ayez
tenté dans votre vie.
Tous mes vœux, cher Monsieur Kappus.
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Votre
Rainer Maria Rilke.


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