Chapitre IV

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Portalis leur avait déclaré que l’Andromède était vide. Non ! Au bout d’une quinzaine, ils en avaient tiré une quantité énorme de charpentes, des cloisons et des planches qui s’entassaient sur le quai et dont pépé Anton’ prenait un soin jaloux – dans l’île, on trouve plus de pierres que d’arbres, ceux qui y poussent sont tordus par le vent du nord, aussi le bois est rare, et celui qui vient du continent coûte gros.

Jusqu’à présent, ç’avait été du travail « en or » pour chaque équipe. Bientôt ne resterait plus trace de bois sur l’Andromède, comme après un incendie – les marteaux, les scies, les pics, enfonçaient dans les dernières charpentes fallait voir ! Les compagnons exultaient. Pas un coin du cargo où ils ne pussent retrouver les signes victorieux de leur passage. Oui, en deux semaines. Ça les inquiétait même un peu, de ce train-là jamais ils n’auraient d’ouvrage pour une année ? « Oh, glissait Portalis, ce qui nous attend ne sera plus du turbin pour demoiselles », et il montrait des blindages, des poutrelles d’acier, toute cette carcasse de tôles solidement rivées les unes aux autres. Ils regardaient, mais avaient confiance dans leur force.

Palau aussi les attendait là. Le premier qui flancherait serait balancé, hop ! Il espérait commencer par pépé Anton’, trop âgé pour tenir longtemps ; puis Tabou, brutal, trop farouche ; et, en fin de compte, ce Portalis qui n’en voulait faire qu’à sa tête. Il formerait alors une bande à lui, ce qu’il n’avait pas réalisé au début, dans sa hâte de donner satisfaction aux Quintana.

Quand, après un bon mois, les compagnons eurent scié, arraché, démantibulé la passerelle de commandement, le poste des officiers, celui de l’équipage, la cuisine ; vidé le cargo de ses instruments de bord, de tout ce qui rappelait les hommes qui l’avaient conduit à travers les mers, le squelette de l’Andromède apparut, longue carcasse de fer avec de formidables machines au centre. Maintenant, il ne s’agissait plus de muser, de disperser ses efforts. Portalis expliqua aux Quintana qu’il fallait procéder méthodiquement si l’on voulait éviter des surprises et de sales accrocs aux compagnons. « J’en ai monté, des navires, assura-t-il. Je saurai aussi les démonter. » Il n’y eut que Palau pour douter de sa parole. Seulement, Portalis vous le remit à sa place, celle d’un intrigant fieffé, d’un propre-à-rien.

Bref, un matin, ils furent à pied d’œuvre. Ils avaient à leur disposition un matériel grossier, mais solide : masses, tranchets, leviers, burins. Il ne faut, pour se servir de tels outils, que deux bras courageux et du souffle. Portalis, qui avait posé autrefois des rivets, montra de quelle manière on les faisait sauter, au burin ou au tranchet.

Ils se mirent à l’ouvrage, une équipe, deux, toutes. Un gémissement monta de la carcasse du cargo. Elle vibrait, palpitait, paraissait se contracter pour résister aux coups qui l’entamaient. À cette protestation têtue et sourde, les hommes répondaient par leurs cris, leurs jurons, leurs sifflements rauques, comme lorsqu’on entreprend une longue lutte contre un ennemi et que sa résistance vous surprend.

Portalis adressait des plaisanteries aux camarades. Ça les excitait. Ils tapaient à toute volée et parfois avaient l’impression de voir le tranchet entrer dans le fer comme dans du bois. Ils se baissaient : une entaille profonde de deux, peut-être trois millimètres. Ils reprenaient leurs masses en maugréant, et, de nouveau, vlan ! Chaque équipe y allait de tout son cœur – surtout qu’il faisait frio. Tabou, la sueur coulait sur son front, sur sa poitrine couverte d’un maillot. Hernandez frappait avec un visage mauvais, des grognements rageurs. Portalis exécutait un moulinet rapide et sa masse retombait sèchement sur le tranchet que tenait, au bout d’une pince, pépé Anton’. Tous, ils avaient leur manière à eux de frapper. Ceux qui étaient cordonniers de leur état : Riera et Vigo, lentement, et quelquefois ils rataient leur coup. Colon, Graynier, Pérez, se dressaient sur la pointe des pieds, le torse en arrière, puis quand la masse retombait ils semblaient l’accompagner de tout leur poids, avec une volonté impétueuse, et un nuage de poussière les enveloppait. Sur l’Andromède, retentissait un bruit de forge ; les coups arrivaient en cadence, les jurons et les « han » se répondaient, et le vent portait ce tintamarre jusqu’au fond du port, jusqu’à la ville.

Palau épiait les gars. Ils travaillaient ferme, certes, mais la fatigue ferait son œuvre – il ignorait qu’on ne l’écoute jamais quand vous pousse la nécessité. Il ne leur faisait aucune observation. Il eût été incapable de manier une masse. Ce n’était pas dans son rôle de chef, après tout. Lorsqu’ils soufflaient, il passait derrière eux et examinait leur travail. Les gars sentaient la sueur et une odeur de rouille, piquante. Ils ne pensaient à rien. Ils démolissaient l’Andromède comme par jeu ou par excès de santé, et pour se prouver leur force, leur courage, leur endurance.

À la fin de cette journée, ils purent se rendre compte que l’ouvrage n’avait pas avancé du tout. Ce qui était encore œuvre extérieure, dame ! ils en avaient eu vite raison. À présent, ils s’attaquaient au navire même, à sa structure, et là toutes les pièces faisaient bloc, farouchement. Quelque part, autrefois, dans un chantier, des hommes avaient uni leurs efforts, concentré leur attention, afin que l’Andromède fût un navire capable de résister aux tempêtes. Ils avaient travaillé lentement, consciencieusement. C’était contre eux qu’il fallait lutter aussi, et leur œuvre entière qu’on devait détruire, se répétaient les nouveaux compagnons de l’Andromède. Quand ils sacraient pour couper un rivet ou desserrer un boulon, ils s’adressaient « au cochon qui m’a foutu ça ». Il s’agissait de séparer ce qu’un camarade inconnu avait assemblé, tourner à gauche le boulon qu’il avait bloqué, l’imbécile ! Et, entre ces deux forces, c’était l’Andromède, comme le terrain où les hommes bataillaient.

Lorsqu’ils arrivèrent au café La Marine où ils s’installaient chaque soir, on leur cria :

—  Vous en avez fait un boucan !

—  Ça continuera demain ?

—  C’était comme une usine, Portalis ?

Portalis secouait la tête, en souriant.

—  Pire, alors ?

—  Non. Une usine… Portalis montra le mur : derrière c’était la mer, et puis plus loin le continent… Là-bas, quand tu travailles, tu ne respires pas un bon vent salé. Tu entends les machines ronfler sans arrêt, de ces machines dont une parfois abat plus de boulot que cinquante ouvriers. Vous imaginez, vous autres ?
Il voyait un étonnement profond s’étaler sur leurs visages, il poursuivit :

—  Elles font un raffut que c’est à en devenir sourd, ou fou. Les villes aussi sont comme des usines, en plus redoutable. Et ça pile les hommes, ça en fait de la bouillie.

Voilà pourquoi, lui qui voulait retrouver une santé solide, il avait choisi de rester dans leur île où l’on ne fabriquait que des chaussures. Ce n’était pas de l’industrie lourde, heureusement ! il n’y en aurait jamais ici, vu qu’on ne découvrait dans le sol ni minerai ni charbon, et que leur île, au surplus, ne se trouvait pas sur la route des paquebots.

—  Vous êtes des veinards. Un pauvre de Ferreal, c’est encore un homme. Tandis que sur le continent… Il donna un violent coup de poing sur la table… Que je vous raconte, les copains…

Ils l’écoutaient, mais se disaient que le camarade devait exagérer. Ils y pensaient, au continent, où leur courrier abordait une fois par semaine. Ils étaient montés sur l’Andromède afin de se rendre compte comment est construit un de ces navires qui vous conduisent vers la grande terre. Ils s’étaient exclamés à la vue de toute cette machinerie, de ces chaudières puissantes. Portalis leur racontait : « C’est rien. Un cargo qui ne file pas douze nœuds ! Il y a des paquebots, ce sont des villes flottantes, avec piscine, théâtre, tout en plus riche, en plus beau qu’à Ferreal ». Et, continuellement, il bouleversait ainsi leurs idées.

Ce soir-là marquait une date et les compagnons de l’Andromède décidèrent de s’amuser. Ils boiraient du vin, qui vous remet un homme d’aplomb – car la fatigue les gagnait sournoisement. Ils se vantaient, montraient leurs bras à ceux qui ne travaillaient pas sur le cargo, étaient fiers de leurs écorchures et de leurs durillons. Ils n’avouaient point que les muscles leur faisaient mal et leur crainte qu’il en soit ainsi chaque jour.

Quand, à neuf, ils eurent vidé trois bouteilles – pépé Anton’ étant resté sur l’Andromède – ils s’arrêtèrent. Ils avaient encore soif, mais dans l’île le vin coûte, on l’apporte de l’Alger. Et certains avaient des charges : Vigo, Caussade, Hernandez, par exemple, entretenaient leurs vieux.

—  Moi, puisqu’on ne boit plus, je vais voir la négresse, dit Tabou, qui n’avait à se soucier que de sa peau.

—  Je t’accompagne, déclara Portalis.

À Ferreal, elles étaient plusieurs femmes pour donner du plaisir aux jeunes de la ville et de la campagne. Chacune se livrait dans son coin à son petit commerce. Depuis un temps, si le besoin les en démangeait, ceux de la bande à Tabou proposaient : « On va voir la… ». Oui. Car dans le courant de l’été il y avait eu une négresse. Qui, à vrai dire, était une mulâtresse ; enfin, ç’avait été quand même un événement.

En chemin, Portalis demanda :

—  Elle est vraiment bath ?

—  Je te crois, assura Tabou. C’est pas une fille de Ferreal, d’abord. Voilà deux ans qu’elle est venue, dans un yacht, avec un type. Lui est reparti, elle non. Nous, on n’a pas eu à s’en plaindre. Tu t’y connais, en femmes ?

—  J’ai déjà pas mal vadrouillé dans ma vie.

—  Alors, tu jugeras, elle a un genre…

Ils entrèrent dans une maison quelconque, à un étage. Tabou poussa une porte. C’était celle du salon, une femme s’y tenait.

—  Bonsoir, Estelle, cria Tabou, puis il lança un clin d’œil à son compagnon.

Portalis regardait, en connaisseur. Elle était très brune, avec un corps bien taillé, ferme, des épaules rondes, des seins pointus ; un visage chaud et fardé, avec de beaux yeux luisants sous des cils noirs. À son aisance, à sa parure, il reconnaissait en elle une femme de son pays.

—  On m’avait conté que vous veniez du fond de l’Afrique ?

—  J’ai vécu longtemps à Alger… Elle eut un sourire : Ai-je l’air d’une sauvage ?

—  De quelqu’un de chez moi, et il se mit à lui parler dans sa langue.

Tabou, amusé, écouta un moment leur charabia. Mais il ne comprenait rien. Quoi ! il n’était pas ici pour rester le cul dans un fauteuil. Il se dressa brusquement.

—  Estelle, on monte ?

Elle lui glissa un bras autour du cou et se fit câline.

—  Ah, ces jeunes, murmura-t-elle, faut qu’ils fassent vite l’amour, comme les petits oiseaux. Oui, on monte !
Dix minutes plus tard, elle revint avec un Tabou muet et ahuri.

—  Vous nous l’avez vidé, dit Portalis. Alors, Estelle…

Tabou les suivit du regard. Ensuite, il s’enfonça dans un fauteuil et bâilla. Le vin, les caresses d’Estelle lui avaient tourné la tête. Ses sens étaient rassasiés, il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, personne dans le salon. Il commençait à trouver le temps long ; il se leva, marcha, enfin appela Portalis. Pas de réponse. Portalis était entreprenant, bavard, mais pas joli gars. Pourquoi diable Estelle le gardait-elle là-haut si longuement ? Ah ! cette fille, dès qu’elle voyait un étranger… Soudain, ils entrèrent, en bavardant gaiement.

—  Qu’est-ce que vous avez fabriqué ?

—  C’est jeune, et ça ne sait pas, chantonna Portalis.

—  Tu ne vas pas être jaloux, Tabou, fit tendrement Estelle. Quel gosse !

Elle ouvrit une boîte bourrée de sucreries ; elle leur en offrit, en prit à son tour, les croqua. Ses lèvres cramoisies frémissaient et laissaient voir des dents brillantes.

—  Encore ?

Ils lui dirent au revoir. Dehors, Portalis confia :

—  C’est une vraie femme. Et puis bonne camarade.

—  Quand il y avait chez elle la négresse, on rigolait mieux, grogna Tabou. C’était une fille comme elles sont dans les îles du Pacifique.

—  Tu crois ?

—  Estelle, je sens que parfois elle se paie notre figure, dis ?

Le lendemain, les compagnons reprirent le travail. On avait mesuré ses forces, les uns et les autres. Couper un rivet, dix, vingt, on savait combien de temps ça demanderait, presque combien de coups de masse ; et enfin la plaque de tôle tombait. Des rivets, on aurait pu les compter par milliers ; les plaques de tôle, petites ou grandes, par centaines. Mais l’homme est un animal têtu. On taperait aussi longtemps qu’il faudrait. On souhaitait même que ça dure des mois et des mois.

Du matin au soir retentissait le bruit des masses. Les cris des compagnons, des rires, des jurons, les encouragements de Portalis, ses blagues, les gueulements de Palau, une rumeur vivante couvrait cette espèce de plainte sourde, quelquefois vibrante, qui montait du corps meurtri de l’Andromède.


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