I – Campement dans l’obscurité

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Le jour suivant (mardi 24 septembre) il était deux heures de l’après-midi, avant que j’eusse terminé mon journal et rafistolé ma musette, car j’étais résolu à porter désormais mon havresac, et à ne plus m’encombrer de paniers. Une demi-heure plus tard, je partais pour le Cheylard-l’Évêque, localité sise à l’orée de la forêt de Mercoisre. On peut, m’avait-on dit, y parvenir en une heure et demie et j’estimais à peine présomptueux de supposer qu’un homme embarrassé d’un bourriquet pouvait couvrir le même trajet en quatre heures.

Durant tout le chemin sur la longue montée depuis Langogne, il plut et grêla alternativement. Le vent continua de fraîchir ferme, quoique peu à peu. Des nuages qui se bousculaient en abondance – certains remorquant des rideaux d’ondées à fil droit, d’autres tassés et lumineux qui semblaient annoncer de la neige – accoururent du nord et me suivirent le long de la route. Je fus bientôt hors du bassin cultivé de l’Allier et loin des bœufs au labour, et des aspects de même ordre de la région. Des landes, des fonds vaseux à bruyères, des étendues de roches et de sapins, des bois de bouleaux nuancés par l’or de l’automne, çà et là, quelques minables chaumières et des champs mornes, telles étaient les caractéristiques du pays. Coteau et vallée suivaient vallée et coteau. De petits sentiers de chèvres, herbus et pierreux, sinuaient et s’entremêlaient, se divisaient en trois ou quatre, mouraient au lointain de creuses marécageuses et recommençaient d’essaimer, sporadiques, aux flancs des collines ou aux lisières d’un bois.

Il n’y avait pas de route directe jusqu’à Cheylard et ce n’est pas mince affaire de s’ouvrir un passage dans cette contrée rocailleuse à travers ce dédale intermittent de pistes. Il pouvait être quatre heures environ, lorsque j’atteignis Sognerousse et poursuivis mon chemin, tout heureux d’un point de départ certain. Deux heures plus tard, au soir tombant rapidement, dans une accalmie du vent, je débouchai d’un bois de sapins où j’avais longtemps erré pour trouver, non point le village que je cherchais, mais une autre creuse marécageuse entre des hauteurs escarpées et glissantes. Pendant quelque temps, tout à l’heure, j’avais entendu devant moi tinter les clochettes d’un troupeau et, maintenant, tandis que je sortais des lisières du bois, j’aperçus à proximité une douzaine de vaches et peut-être encore plus d’êtres noirs que je présumais être des enfants, quoique le brouillard eût exagéré leurs silhouettes au point de les rendre presque méconnaissables. Tous se suivaient les uns les autres en silence, tournaient en rond, tantôt se tenant les mains, tantôt brisant la chaîne et cessant les révérences. Une danse enfantine incite à des pensées fort plaisantes et pures. Toutefois, à la nuit tombante sur les marais, c’était un spectacle étrange et fantastique. Même moi, qui suis un lecteur assidu d’Herbert Spencer, je sentis comme un silence s’appesantir un moment sur mon âme. Aussitôt, j’accélérai de l’aiguillon la marche de Modestine et la guidai au large, comme un bateau sans gouvernail. Dans une sente, elle avançait résolue de son plein gré, poussée, eût-on dit, par un vent favorable, mais une fois sur l’herbe et parmi la bruyère, voilà la bête devenue folle. La tendance des voyageurs égarés à tourner tout rond, dans un cercle, s’était développée en elle jusqu’à la rendre démente.

Elle requit toute la capacité de gouverne que je conservais en moi pour la diriger à peu près en ligne droite dans un simple champ.

Tandis que je louvoyais ainsi désespérément à travers la tourbière, enfants et bétail avaient commencé à s’égailler, si bien qu’il ne restait plus qu’un couple de fillettes en arrière. D’elles je tentai de connaître la direction de ma route. Le paysan, en général, est peu disposé à renseigner un chemineau. Un vieux diable se retira tout bonnement dans sa demeure dont il barricada la porte à mon approche et j’eus beau frapper et appeler jusqu’à l’enrouement, il fit celui qui n’entend pas. Un autre m’ayant donné une indication que par la suite je reconnus inexacte, me regarda complaisamment m’engager dans la mauvaise direction, sans esquisser un geste. Il se souciait comme d’une guigne, si j’errais, la nuit entière, par les montagnes. Quant à ces deux jeunes filles, c’était une paire de péronnelles effrontées et sournoises, qui ne pensaient qu’à mal. L’une tira la langue devant moi, l’autre me dit de suivre les vaches et toutes deux se mirent à rire tout bas et à se pousser du coude. La Bête du Gévaudan a dévoré environ une centaine d’enfants de ce canton. Elle commençait à me devenir sympathique.

Laissant les fillettes, je poursuivis à travers la tourbière et parvins à un autre bois et à une route bien tracée. Il faisait de plus en plus sombre. Modestine soudain commençant à flairer quelque malice, pressa le pas d’elle-même et, dès ce moment, ne me causa plus aucun ennui. C’est le premier signe d’intelligence que j’eus l’occasion de remarquer chez elle. Au même moment le vent s’agita presque en tempête et une autre averse de pluie s’abattit accourant du nord. De l’autre côté du bois, j’aperçus dans les ténèbres quelques fenêtres rougeoyantes. C’était le hameau de Fouzilhic, trois maisons à flanc de coteau, près d’un bois de bouleaux. Là, je trouvai un charmant vieillard qui m’accompagna un bout de chemin sous la pluie, afin de me mettre en bonne voie sur la route de Cheylard. Il ne prétendit pas entendre parler de récompense, mais il agita les mains au-dessus de sa tête en geste de dénégation et, avec une volubilité criarde dans un patois immodéré, il refusa.

Tout semblait bien enfin. Mes pensées commençaient à s’aiguiller vers le dîner et un coin du feu et mon cœur se calmait agréablement dans ma poitrine. Et j’étais, hélas ! à deux doigts de nouvelles et plus grandes misères. Brusquement, d’un seul coup, la nuit survint. Je m’étais trouvé, à l’étranger, dans maintes nuits obscures, mais jamais dans une nuit plus obscure. Une lueur de roche, une lueur de sentier aux endroits où il était bien frayé, une vague densité floconneuse ou nuit dans la nuit, produite par un arbre – voilà tout ce que je pouvais discerner. Le ciel au-dessus de ma tête n’était que ténèbres, même les nuages continuaient leur course, invisibles à l’œil humain. Je ne pouvais distinguer ma main, à longueur de bras, du chemin, ni mon aiguillon, à même distance, des prairies ou du ciel.

Bientôt la route que je suivais se divisa, à la façon campagnarde, en trois ou quatre tronçons dans une étendue de pré rocailleux. Depuis que Modestine avait montré un tel caprice pour les chemins battus, j’essayais d’orienter son instinct dans cet ordre d’idée. Mais l’instinct d’un âne est ce qu’on peut attendre de son nom. En trente secondes, elle grimpait en tournant et tournant autour de quelques roches rondes, comme tel bourriquet perdu qu’il vous eut souhaité voir. J’eusse campé depuis longtemps si j’avais été convenablement pourvu ; comme il s’agissait d’une fort courte étape, je n’avais emporté ni vin ni pain pour moi et un peu plus d’une livre pour ma pauvre amie. Que l’on ajoute à cela que Modestine et moi étions généreusement trempés par les ondées. Maintenant, si j’avais trouvé de l’eau j’eusse campé aussitôt malgré tout. L’eau pourtant faisant totalement défaut, sinon sous les espèces de la pluie, je résolus de retourner à Fouzilhic et d’y quérir un guide me conduisant plus avant sur ma route – « un peu plus loin, prête-moi la main qui me dirige ».

Chose facile à décider, difficile à réaliser. Dans ces ténèbres mugissantes, et denses, je n’étais plus certain de rien, sinon de la direction du vent. Je lui fis face. La route a disparu et j’avance à travers le pays tantôt arrêté par des marécages, tantôt par des murailles inaccessibles à Modestine, jusqu’à ce que je revienne de nouveau devant quelques fenêtres rougeoyantes. Elles étaient, cette fois, différemment orientées. Ce n’était plus Fouzilhic, mais Fouzilhac, un hameau peu distant de l’autre dans l’espace, mais à des mondes plus loin quant à l’esprit de ses habitants. J’attachai Modestine à une grille et marchai à tâtons, trébuchant parmi les cailloux, plongeant à mi-jambes dans des fondrières jusqu’au moment d’atteindre l’entrée du village. Dans la première maison éclairée habitait une femme qui ne voulut pas ouvrir. Elle ne pouvait rien faire, me cria-t-elle à travers la porte, étant seule et infirme, mais si je voulais m’adresser à la maison voisine il y avait là un homme qui pourrait m’aider s’il avait du cœur.

Vinrent en force à la porte voisine un homme, deux femmes et une jeune fille, porteurs d’une paire de lanternes pour examiner le trimardeur. L’homme n’avait pas mauvaise mine mais un sourire fuyant. Il s’adossa contre le chambranle de la porte et m’écouta expliquer mon cas. Tout ce que je réclamais c’était un guide pour me conduire à Cheylard.

– C’est que, voyez-vous, il fait noir, dit-il.

Je répondis que c’était précisément pourquoi je réclamais assistance.

– Je comprends ça, fit-il, semblant mal à l’aise, mais, c’est de la peine.

Je voulais bien payer, fis-je. Il secoua la tête. J’offris jusqu’à dix francs, mais il continua de secouer la tête.

– Faites votre prix, alors, dis-je.

– Ce n’est pas ça, avoua-t-il enfin et comme à regret. Mais je ne franchirai pas le seuil – je ne passerai pas la porte.

Je m’échauffai un peu et lui demandai ce qu’il me proposait de faire.

– Où allez-vous après Cheylard ? interrogea-t-il en manière de réponse.

– Cela ne vous regarde pas, répliquai-je, car je n’entendais point satisfaire à sa curiosité de brute : « Ça ne change rien à ma situation présente. »

– C’est vrai ça, convint-il en riant. Oui, c’est vrai ! Et d’où venez-vous ?

Meilleur que moi se serait senti offensé.

– Ah ! dis-je, je ne vais répondre à aucune de vos questions. Aussi pouvez-vous vous épargner l’ennui de me les poser. Je suis déjà assez en retard. Je désire assistance. Si vous ne voulez pas me conduire vous-même, aidez-moi du moins à trouver quelqu’un d’autre qui y consente.

– Voyons donc ! s’écria-t-il soudain, n’est-ce point vous qui avez traversé la prairie, alors qu’il faisait encore jour ?

– Oui, oui ! fit la jeune fille que je n’avais pas jusqu’alors reconnue. C’était Monsieur. Je lui ai dit de suivre le troupeau.

– Quant à vous, Mademoiselle, fis-je, vous êtes une farceuse.

– Et, ajouta l’homme, que diable avez-vous fait pour être encore ici ?

Que diable, en effet ! Mais j’étais là.

– L’important, dis-je, est d’en finir. Et une fois de plus, je proposai qu’il m’aidât à trouver un guide.

– C’est que, reprit-il de nouveau, c’est que… il fait noir.

– Fort bien, dis-je. Prenez une de vos lanternes.

– Non, s’écria-t-il, hésitant à découvrir sa pensée et une fois de plus s’abritant derrière une de ses dernières phrases : je ne franchirai pas le seuil.

Je le regardai. Je lus sur son visage une réelle frayeur qui luttait avec une honte réelle. Il souriait piteusement et mouillait ses lèvres avec la langue, comme un écolier pris en faute. Je retraçai un tableau sommaire de ma situation et m’enquis de ce que j’allais faire.

– Je ne sais pas, dit-il. Je ne passerai pas le seuil.

Voilà la Bête du Gévaudan, pas d’erreur !

– Monsieur, dis-je de mon ton le plus cassant, vous êtes un pleutre !

Là-dessus, je tournai le dos au groupe familial qui se hâta de se retirer à l’intérieur de ses fortifications. Et la fameuse porte se referma, pas assez vite pourtant pour que je n’entendisse point un éclat de rire. Filia barbara, pater barbarior. Mettons cela au pluriel : les Bêtes du Gévaudan !

Les lanternes m’avaient en quelque sorte ébloui et je traçais, en plein désarroi, des sillons parmi pierres et tas d’ordures. Toutes les autres maisons du hameau étaient obscures et silencieuses et bien que je frappasse à une porte, ici et là, mes coups demeuraient sans réponse. Mauvaise affaire ! Je quittai Fouzilhac, vomissant des imprécations. La pluie avait cessé et le vent, encore violent, commençait de sécher mon chandail et mon pantalon. « Fort bien, pensais-je, avec ou sans eau, il s’agit de camper. » Mais, en premier lieu, il fallait retourner jusqu’à Modestine. Je suis certain d’avoir mis au moins vingt minutes à chercher ma gentille dame, à tâtons, dans l’obscurité. Et n’eût été la maudite fondrière dans laquelle je pataugeai une fois de plus qui fournissait une indication, j’eusse encore été occupé à chercher ma bête à l’aurore !

Mon autre souci fut de gagner l’abri d’un bois, car le vent était aussi glacial qu’impétueux. Comment dans cette région parfaitement boisée, ai-je pu mettre un si long temps à en trouver un, voilà un nouveau mystère des aventures de cette journée. Toutefois, j’en ferais serment, je mis près d’une heure à le découvrir.

Enfin des arbres noirs commencèrent d’apparaître à ma gauche et, soudain, au travers de la route, creusèrent devant moi une caverne de ténèbres sans solution de continuité. J’écris une caverne sans exagération : passer sous cette voûte de feuillage, c’était comme de pénétrer dans un donjon. Je tâtonnai aux alentours, jusqu’à ce que ma main rencontrât une forte branche à laquelle j’attachai Modestine – bourriquet hagard, ruisselant, effaré. Puis je mis bas mon paquetage, l’étendis contre la paroi bordant la route et dénouai les courroies. Je savais à peu près où se trouvait la lanterne, mais où étaient les bougies ? Je farfouillai et refarfouillai parmi les objets bouleversés et, tandis que je procédais ainsi à l’aveuglette, tout à coup mes doigts touchèrent la lampe à alcool. Le salut ! Elle me serait utile ensuite d’ailleurs. Le vent mugissait sans répit dans les arbres. Je pouvais entendre les rameaux s’agiter et les feuillages faire un bruit de baratte sur un demi-mille de forêt. Pourtant la scène de mon campement n’était pas seulement aussi noire que de la poix, elle constituait un admirable refuge. À la seconde allumette craquée, la mèche s’enflamma. La lumière était ensemble livide et intermittente, mais elle me séparait de l’univers et doublait les ténèbres de la nuit commençante.

Je liai Modestine d’une manière pour elle plus confortable, et lui cassai la moitié du pain noir pour son souper, réservant l’autre moitié pour le lendemain. Puis je rassemblai ce que je désirais à ma portée, enlevai mes chaussures et mes guêtres mouillées que j’enveloppai dans mon imperméable, disposai mon havresac comme oreiller sous le flanquet de mon sac de couchage, insinuai mes jambes à l’intérieur de ce dernier et m’emmaillotai là-dedans comme un bambino. J’ouvris alors une boîte de saucisses boulonnaises et cassai une tablette de chocolat. C’était là tout ce que j’avais à me mettre sous la dent. Voici qui peut sembler désagréable, pourtant je mangeai chocolat et saucisse ensemble, morceau après morceau, en manière de pain et de viande. Tout ce que j’avais pour faire descendre cette rebutante mixture, c’était de l’eau-de-vie pure : un breuvage en soi écœurant. Mais je n’avais pas le choix et j’avais faim. J’ai dîné de bon appétit et fumé une des meilleures cigarettes de ma vie. Je plaçai ensuite une pierre dans mon chapeau de paille, rabattis le rebord de ma casquette en fourrure sur mon cou et mes yeux, déposai mon revolver à portée de la main et me blottis profondément au chaud de ma peau de mouton.

Je me demandais d’abord si j’allais trouver le sommeil, car je sentais mon cœur battre plus vite qu’à l’habitude, comme mû par une accélération agréable à quoi mon esprit demeurait étranger. Or, aussitôt que mes paupières se fermèrent, cette glu subtile s’insinua entre elles et elles ne se rouvrirent plus. Le vent dans les arbres me berçait d’une chanson dormoire. Parfois, il se faisait entendre pendant plusieurs minutes en un sifflement égal et continu, sans croître ni diminuer ; puis, de nouveau, il s’enflait et explosait avec fracas comme un énorme concasseur et les arbres m’aspergeaient des grosses gouttes de pluie de l’après-midi. Des nuits et des nuits, j’ai prêté l’oreille, dans ma chambre particulière de la campagne, à ce troublant concert du vent parmi les arbres ; mais soit différence d’essences ou illusion fictive produite par le sol, ou parce que je m’étais moi-même plus extériorisé et au fort de l’ouragan, le fait reste que le vent chante sur une gamme différente dans les bois du Gévaudan. Je ne cessais d’écouter et d’écouter toujours avec toute mon attention et, sur ces entrefaites, le sommeil prenait peu à peu possession de mon corps et domptait mes pensées et mes perceptions. Toutefois mon dernier effort de veille fut encore pour prêter l’oreille et discriminer et mon dernier état de conscience fut pour m’étonner de cette clameur étrange qui m’obsédait.

Deux fois, au cours de ces heures ténébreuses – d’abord lorsqu’une pierre me dérangea sous mon sac, ensuite lorsque la pauvre Modestine si patiente, devenant furieuse, frappa le sol du sabot et piétina sur la route – je repris un court instant conscience et j’aperçus quelques étoiles au-dessus de ma tête, puis, pareille à une dentelle, l’extrémité d’un feuillage sur le ciel. Quand je m’éveillai pour la troisième fois (mercredi 25 septembre) le monde était baigné d’une lumière bleue annonciatrice de l’aurore. Je vis les feuilles agitées par le vent et le ruban déroulé de la route, enfin, tournant la tête, Modestine attachée à un bouleau et, debout au travers de la sente, dans une attitude d’ineffable résignation. Je refermai les yeux et me mis à réfléchir aux incidents de la nuit. J’étais surpris de trouver comme elle avait été aisée et agréable, même par un temps épouvantable. La pierre qui m’avait gêné aurait pu ne point être là ; j’aurais pu n’être point contraint de camper à l’aveuglette dans la nuit épaisse, mais je n’avais éprouvé d’autre désagrément que de heurter du pied la lanterne ou le tome second des Pasteurs du désert de Peyrat entre le contenu bouleversé de mon sac de couchage. Hé ! que dis-je ? je n’avais ressenti nulle impression de froid et je m’étais éveillé avec une netteté et une légèreté de sensations extraordinaires.

Là-dessus, je me secouai, enfilai une fois de plus mes chaussures et mes guêtres puis, rompant ce qui restait de pain pour Modestine, je fis un tour d’horizon, afin de savoir dans quelle partie de l’univers je venais de m’éveiller. Ulysse, échoué en Ithaque et l’esprit en proie à la déesse, ne s’était point plus agréablement fourvoyé. J’avais cherché une aventure durant ma vie entière, une simple aventure sans passion, telle qu’il en arrive tous les jours et à d’héroïques voyageurs et me trouver ainsi, un beau matin, par hasard, à la corne d’un bois du Gévaudan, ignorant du nord comme du sud, aussi étranger à ce qui m’entourait que le premier homme sur la terre, continent perdu – c’était trouver réalisée une part de mes rêves quotidiens. J’étais à l’orée d’un boqueteau de bouleaux entremêlés de quelques hêtres. À l’arrière, il jouxtait à un bois de sapins et, par-devant, il se clairsemait et aboutissait naturellement dans une vallée peu profonde et herbeuse. Tout autour s’exagéraient des sommets de montagnes, certaines proches, d’autres distantes, suivant que la perspective se fermait ou s’ouvrait, aucune d’elles d’apparence plus haute que l’ensemble. Le vent entremêlait confusément les arbres. Les taches d’or de l’automne sur les bouleaux remuaient en frissonnant. Au-dessus de moi, le ciel s’emplissait de bandes et de lambeaux de brouillard voletant, s’évanouissant, réapparaissant et tournant autour d’une ligne médiane, pareils à des saltimbanques, cependant que le vent les pourchassait dans l’espace. Il faisait un temps orageux et un froid de famine. Je croquai quelques barres de chocolat, avalai une pleine gorgée de brandy, et fumai une cigarette avant que le froid ait pu m’engourdir les doigts. Et pendant le temps que j’avais accompli tout cela, refait mon paquetage et que je l’avais assujetti sur le bât, le jour, sur la pointe des pieds, était arrivé au seuil de l’est. Nous n’avions pas avancé de beaucoup d’enjambées sur le sentier que le soleil, encore invisible pour moi, épanouit sa gloire d’or sur les monts ennuagés qui dressaient, à l’est, leurs contreforts sur l’horizon.

Nous avions le vent en poupe et il nous poussait, mordant aux talons. Je boutonnai ma veste et me mis en marche dans une excellente disposition d’esprit envers tout le monde, lorsque, brusquement, à un débouché, une fois de plus se dressa Fouzilhic devant moi. Non seulement Fouzilhic, mais encore le vieux monsieur qui m’avait accompagné si loin le soir précédent. Il se précipita hors de sa demeure en me voyant, les mains levées au ciel, tout ému :

– Mon pauvre garçon ! s’écria-t-il, qu’est-ce que cela signifie ?

Je lui racontai ce qui était arrivé. Il battit des mains comme des claquets de moulin à penser comme il m’avait à la légère abandonné, mais lorsqu’il apprit l’histoire de l’individu de Fouzilhac, colère et humiliation envahirent son âme.

– Cette fois-ci, du moins, dit-il, il n’y aura plus d’erreur.

Et il m’accompagna en boitillant, car il était fort rhumatisant, pendant un demi-kilomètre à peu près, jusqu’à ce que je fusse en vue de Cheylard, la destination que j’avais si vainement cherchée.


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