Notre première rencontre

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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Je venais de trouver un travail dans une des nombreuses agences d’urbanisme de la capitale, mais devant l’inaccessible prix de ses loyers, et aussi parce que son immensité m’effrayait, j’avais préféré m’installer un peu à l’écart, dans une de ces rares villes de banlieue encore réputées pour leur tranquillité. Chaque matin, je prenais le train avant que le jour fût levé, et en ma qualité de jeune travailleur célibataire ne comptant jamais ses heures, souvent je rentrais chez moi à la nuit tombée ; une vie bien réglée de métronome, où les couleurs de l’usine avaient été remplacées par la pâle blancheur clinique des plateaux ouverts, sans bistrot ni mégots, et si l’on pouvait penser qu’un tel univers fût moins dangereux pour les poumons et le cœur du patient, plus rien ne semblait en revanche garantir l’intégrité mentale de ses pensées. Éreinté par un tel mode de vie, je m’écroulais chaque soir sur mon lit sans toujours prendre le temps de manger ; et, juste avant de sombrer dans un profond sommeil, le peu de lucidité qui me restait me laissait à peine le temps d’entrevoir une fin de semaine pendant laquelle j’aspirais à profiter un peu de mon modeste appartement et de la forêt avoisinante.

Dès mon aménagement, et parce que j’avais soigneusement décliné, à leur grand soulagement sans doute, les invitations polies de mes collègues au moment de mon entrée dans le bureau d’études, j’avais pris la délicieuse habitude de passer en solitaire mes deux journées de repos. Le samedi, pour oublier à la fois l’univers bruyant de la capitale et l’activité frénétique de ma profession, mais également dans le but inavoué et illusoire de dompter la solitude, je ne m’aventurais pas au‑delà des quatre murs de mon appartement. Pendant cette journée si particulière, jamais je ne mettais le nez dehors ; qu’il pleuve à verse ou qu’il fasse un soleil radieux, je me levais un peu avant midi, généralement réveillé par un voisin qui rentrait de sa promenade avec un chien qui faisait savoir haut et fort à son maître qu’il ne serait jamais un animal d’intérieur ; et, encore endormi malgré l’heure avancée, je me préparais machinalement un café qui avait comme seule et unique vertu d’éloigner jusqu’au lendemain matin le mal de tête engendré par l’absence prolongée de caféine. Une fois ce premier rituel accompli, je m’installais en m’étirant sur le tabouret de bar que m’avait offert un ancien camarade de promotion en souvenir de nos virées nocturnes et estudiantines, lesquelles me laissaient aujourd’hui encore un arrière-goût amer au fond de la gorge. À l’aplomb du tabouret, un vieux pupitre pliable hérité de mes années de conservatoire attendait patiemment que je me dégourdisse les doigts en jouant à la guitare un air lent et mélancolique en arpèges ; il me fallait toujours de nombreuses mesures avant de reproduire le moins maladroitement possible l’ensemble des notes composant la partition. Au moment où je sentais que le café commençait à doucement faire son effet, je poursuivais ma sérénade diurne en interprétant à ma façon une des multiples chansons contenues dans l’épais classeur blanc que je mettais amoureusement et régulièrement à jour ; il m’arrivait parfois, souvent même, de me laisser emporter par les mélodies : la voix se faisait progressivement plus sûre, plus joyeuse également ; encouragé alors par des accords de guitare incisifs et bien rythmés, j’enchaînais des titres de plus en plus entraînants avec un enthousiasme certain ; et là, rattrapé par la crainte d’être entendu par‑delà les cloisons, inquiet que ma prestation dérangeât mes voisins, je m’efforçais de chanter plus doucement, choisissant fort à propos une mélodie tranquille qui clôturait ainsi mon récital dans la plus stricte intimité. Passé ce moment de félicité sereine, me rendant compte que je commençais à être tenaillé par la faim, je me résolvais à combler à contrecœur ce besoin que je jugeais si secondaire, mais qui venait pourtant me visiter plusieurs fois par jour, m’indiquant ainsi que la route promettait d’être encore longue avant que je pusse m’astreindre à un certain ascétisme ; puis, après avoir ingurgité sans enthousiasme un plat généralement pas très bien cuisiné, je passais le temps de la digestion à écouter un disque sur le petit canapé qui n’avait pas plus de ressort que je pouvais en avoir à ce moment-là.

Quand enfin la culpabilité de ne rien faire me poussait à sortir de ma léthargie, et constatant combien la journée était déjà bien avancée, alors seulement je m’obligeais à prendre place devant mon bureau afin de remanier les textes que j’avais pu ébaucher au cours de la semaine lors de mes nombreux voyages en train, car les transports en commun, en dépit de l’inconfort et de la promiscuité qui souvent y régnaient, faisaient partie de ces rares lieux où il m’était curieusement aisé d’écrire de façon spontanée, à défaut que j’y fusse toujours bien inspiré. Malgré mes lacunes en technique d’écriture et mon ignorance dans l’art de peindre, n’ayant jamais réussi dans ce domaine à dépasser le stade des barbouillages de l’écolier, j’aimais appeler la délicate et interminable opération que je m’apprêtais à entreprendre « la peinture des mots ». Lorsque j’écrivais, j’avais vraiment l’impression d’être comme ce peintre qui commencerait, afin de réaliser le visage de son modèle, par dessiner à grands coups de crayons une masse informe et grise censée représenter la tête ; et ensuite seulement, de prendre le pinceau, de mélanger les couleurs, et patiemment, par petites touches, de lentement révéler les contours du visage. Il me semblait que je procédais sensiblement de la même manière avec l’écriture : je notais d’abord quelques phrases décrivant succinctement l’idée générale, puis au cours des lectures qui se succédaient, j’ajoutais, j’ajustais et décorais les phrases avec des adjectifs et des figures de style que j’essayais d’éloigner des habituels lieux communs ; je cherchais pendant des heures des mots de la plus grande précision possible ; et, au moment où la phrase semblait proche de ce que j’attendais d’elle, je l’écoutais avec la plus grande attention pour juger de ses qualités musicales, car plus le temps de l’écriture avançait, et plus il me semblait important de conférer aux phrases écrites un rythme et une mélodie, comme si j’éprouvais le besoin de retrouver dans mes textes les réminiscences d’une chanson accompagnée de sa guitare ; était alors venu le temps de l’ultime étape pendant laquelle je déplaçais de-ci de-là les virgules, ajoutant chemin faisant un point‑virgule là où la phrase refusait de s’arrêter ; et finalement, en un seul mot, presque avec soulagement, je scellais définitivement la phrase à l’aide du fameux point qui allait permettre au lecteur et au narrateur de souffler. Je relevais alors la tête de mes feuilles pour m’apercevoir que la nuit s’était installée, depuis un moment sans doute, tant le calme qui régnait autour de moi contrastait avec l’atmosphère agitée de la journée. Dans ce climat propice, j’achevais mon ouvrage en procédant à la lecture complète du texte que je venais de retoucher, constatant un peu désabusé que deux ou trois minutes seulement m’étaient nécessaires pour lire attentivement ce qui m’avait pris plusieurs heures à corriger ; pourtant, je me couchais, sinon heureux, au moins apaisé d’avoir connu, le temps de cette journée si particulière, comme un air de bohème, un air vivifiant et revigorant qui pour moi voulait encore dire quelque chose.

Le lendemain, ce qui ne manquait pas de me surprendre à chaque fois, je me levais de très bonne heure avec une facilité déconcertante. C’était le cœur léger et l’esprit reposé que j’entreprenais la seconde partie de ma salvatrice parenthèse : sous la fraîcheur matinale, je m’élançais pour une longue promenade dominicale qui me ramènerait dans mon appartement seulement vers le début de la soirée. Avec comme seul compagnon un petit sac à dos contenant une bouteille d’eau et quelques vivres de course, je commençais par parcourir les interminables allées rectilignes du parc où l’on pouvait déjà croiser nombre de coureurs à pied. Très rapidement, afin d’éviter tout sentiment de lassitude qui inévitablement m’envahissait dès lors que je m’attardais sur ces chemins trop sages, je prenais un petit sentier grimpant en deux ou trois lacets vers la forêt, et qui avait l’avantage, au-delà de son caractère sauvage, de décourager la plupart des sportifs du dimanche ; je me retrouvais bientôt seul dans les bois. Parfois, je m’égarais en même temps que le chemin lui-même disparaissait sous les fougères ou dans un marécage éphémère créé par les pluies diluviennes des jours précédents, et c’était dans ces lieux oubliés des hommes qu’il m’arrivait de débusquer avec bonheur un ou deux jeunes cervidés qui s’étaient aventurés au-delà des limites de leur territoire. Après leur fuite, longtemps je restais à l’affût, écoutant le son des branchages piétinés s’atténuer jusqu’à disparaître dans le bruissement de la forêt. Alors que dans la ville tout concourait à l’uniformité, le temps s’écoulant toujours au même rythme au milieu du gris des murs, des trottoirs, et des passants pressés, il en allait tout autrement dès lors que je m’enfonçais au cœur de la végétation : en cette fin d’automne, les tons orangés commençaient certes à s’estomper, et le marron des feuilles qui jonchaient le sol se transformerait bientôt en un tapis sombre annonciateur de la période hivernale ; mais, si seules les rares averses de neige apporteraient parfois leur éclatante blancheur à ce vaste panorama, je savais qu’il me suffirait de patienter jusqu’au printemps pour pouvoir de nouveau contempler toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. En attendant ce renouveau, quelques rongeurs s’empressaient de glaner ici et là les derniers glands nécessaires à leur hibernation ; pour mieux appréhender la frénésie qui secouerait tous ses habitants au retour des beaux jours, la forêt exprimait aujourd’hui le souhait de prendre un peu de repos. C’était souvent au milieu de cette nature envoûtante que germaient dans mon esprit les prémices de ce que j’allais par la suite tenter de mettre par écrit au cours de la semaine à venir.

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Pendant de nombreux mois, je fus pleinement satisfait de la façon dont j’employais mon temps ; je me demandais même si je ne tirais pas une certaine fierté à me considérer comme une sorte de jeune bourgeois dont le centre de l’univers serait urbain tout au long de la semaine, et qui clôturerait celle-ci en retrouvant hors de la ville un certain goût pour l’authenticité auprès d’un environnement champêtre et forestier. Cependant, parce qu’il était rarement suffisant pour se sentir à sa place dans les organisations humaines, de croire appartenir à une classe sociale pour laquelle même les esprits les plus éclairés discutaient aujourd’hui encore des preuves de son existence, la solitude que j’avais au départ appelée de mes vœux se fit peu à peu plus pesante, et le discret vague à l’âme qui s’installa de façon intermittente dans mes pensées se transforma progressivement en une mélancolie permanente et encombrante : trois années après mon installation dans ma petite ville de banlieue, j’éprouvais le besoin d’interrompre le caractère monastique de ma fin de semaine afin de rompre mon isolement. Pour satisfaire cette irrépressible envie de voir du monde, je me mis à fréquenter chaque samedi un café au sein duquel étaient régulièrement organisés des rendez‑vous littéraires et philosophiques dans une atmosphère certainement moins feutrée que celle que j’imaginais qu’elle fût dans les salons d’antan. Oubliant la torpeur qui m’envahissait d’ordinaire en début d’après-midi, je m’empressais d’aller retrouver l’ambiance du bistrot qui occupait l’angle de la place de la mairie en prenant place dans un recoin sombre et délaissé par la plupart des clients. Ainsi attablé, je pouvais observer à loisir le petit univers que j’avais sous les yeux sans jamais éprouver le besoin de lier conversation avec l’un de mes rares voisins, et sans doute étais-je également rassuré de constater qu’il ne m’était pas nécessaire d’ajouter à ma présence en ces lieux le petit verre de vin blanc qui m’aurait certes délié la langue et rendu plus sociable, mais dont je savais qu’il pouvait sournoisement me conduire vers un mauvais silence et une triste solitude, passé l’ivresse du moment.

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Ce samedi-là, j’avais franchi le seuil de l’établissement afin de peupler ma solitude de conversations passionnées, d’effluves de café et d’alcool, du bruit des verres qui s’entrechoquaient et de commandes de clients un peu éméchés qui volaient à travers la salle. Je m’étais installé dans mon renfoncement, toujours un peu amusé de constater que le serveur, en me demandant ce que je souhaitais consommer, ne me considérait toujours pas comme un habitué, ce que j’interprétais comme une preuve de ma subtile discrétion. Cet après‑midi, la question qui figurait en gros sur l’affiche placardée à l’extérieur des portes battantes : « L’expérience s’enseigne‑t‑elle ? » me fit immédiatement penser à mes cours de philosophie du lycée, matière que j’avais à l’époque outrageusement négligée, si j’en jugeais par l’appréciation cinglante : « niveau à la mesure de l’intérêt porté à la matière », qui complétait le médiocre cinq sur vingt de moyenne qui ornait le bulletin scolaire, perdu avec quelques autres souvenirs, au milieu de plusieurs boîtes d’archives qui contenait les centaines de documents à caractère administratif que j’avais déjà accumulés malgré mon jeune âge. Pourtant, sans que j’en prisse véritablement conscience, peut‑être ce professeur désabusé avait-il réussi à déposer en moi une étincelle qui prendrait tout son temps avant d’allumer la petite flamme vacillante que je m’efforçais aujourd’hui d’entretenir du mieux que je le pouvais.

Peu avant le début de la conférence, entièrement revêtu d’une antique gabardine noire d’où dépassait une longue barbe blanche contrastant avec le feutre, noir lui aussi, qui lui couvrait la tête, il était entré avec d’infinies précautions dans le café ; et si je reconnus là le vieil homme qui habitait dans l’immeuble voisin, je ne me souvins pas l’avoir rencontré dans des circonstances autres que les rares fois où nous nous étions croisés à proximité de nos immeubles respectifs. Comme il l’avait fait à chacune de ces occasions, il me salua très courtoisement en soulevant légèrement son chapeau, son regard doux et pénétrant me donnant la troublante sensation que le vieil homme sondait avec aisance le plus profond de mon âme, si bien que je n’avais jamais été capable d’articuler quelque chose de cohérent en guise de réponse à son salut. Moi qui avais pris l’habitude de parfaitement maîtriser mon environnement, passant lentement d’une table à l’autre sans que quiconque ne s’aperçût de mon petit manège, en considérant le vieux monsieur s’installer tranquillement à l’opposé de la salle, je compris que j’allais être pris à mon propre jeu ; et, si à chaque fois que je tournai lentement la tête dans sa direction en prenant soin de ne pas trahir mes intentions, jamais je ne le surpris à me dévisager, il ne fit aucun doute qu’il étudiât attentivement le moindre de mes gestes pendant le temps que dura la conférence. Je ne fus d’ailleurs que bien peu attentif à cette dernière, tant j’étais préoccupé par la présence du vieil homme, ayant l’intime conviction que sa venue ne devait rien au hasard. Pire, j’étais presque certain qu’il avait fait le déplacement dans le seul but de me voir ; les événements qui suivirent me confirmèrent du bien fondé de mon intuition.

La rencontre venait de s’achever, et si quelques convives quittaient déjà le café, la majorité des participants prirent d’assaut la petite table du conférencier pour poursuivre un débat qui avait visiblement passionné l’auditoire, à la grande joie du patron du bar qui, même s’il n’était guère philosophe, avait bien compris les bienfaits d’un débat passionné entre épicuriens sur son chiffre d’affaires. Je vis le vieil homme se lever lentement en prenant soin de saluer autour de lui les rares clients encore attablés ; il ne s’empressait aucunement de quitter les lieux. Comme je le craignais, il se rapprocha inexorablement de moi alors que j’essayais en vain de disparaître derrière l’attroupement général ; et, arrivé à ma hauteur, tout en me saluant de nouveau en soulevant imperceptiblement son chapeau, il m’adressa courtoisement la parole :

« Mon cher voisin, permettez-moi de prendre le temps de venir vers vous, et de vous rappeler la courte maxime que voici : Heureuse la génération dont les jeunes sont attentifs aux paroles des vieux ; en espérant que vous oserez un jour franchir le seuil de ma porte d’immeuble. À bientôt j’espère ! »

Je n’eus pas le temps de me remettre de ma surprise que déjà il quittait l’établissement ; la manière dont il m’avait abordé, en me distillant cette curieuse petite phrase, m’avait tellement déconcerté que j’en étais resté totalement muet. Bien entendu, il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que cette maxime n’était pas sans rapport avec le thème abordé au cours de cet après‑midi. Mais, quand bien même, pourquoi une telle entrée en matière ? et puis, pourquoi moi ? bon sang ! Ne rencontrait-il pas, lors de ses promenades quotidiennes, des personnes qui n’avaient rien d’autre à faire que de tenter de résoudre ses propos énigmatiques ? Et puis, pour quelles obscures raisons avait‑il effectué cette savante mise en scène ? Si son but premier était de m’inviter chez lui, n’était-il pas plus naturel qu’il vînt simplement sonner à ma porte afin de me convier courtoisement à son domicile ? Ce qui me troubla encore davantage, c’était d’être convaincu de connaître l’espèce de proverbe qu’il avait énoncé, tout en étant bien incapable hélas, de me souvenir dans quel contexte je pouvais l’avoir lu ou entendu. J’avais beau réfléchir, je ne trouvai aucune réponse satisfaisante à toutes ces questions, ce qui finit par ajouter une pointe d’agacement à ma légitime confusion. Pourtant, plutôt que d’essayer d’élucider rapidement cette singulière énigme, je fis à partir de ce jour de mon mieux pour éviter mon mystérieux voisin : me remémorant que je le croisais la plupart du temps dans le bout de rue qui reliait nos immeubles respectifs au parc tout proche, je m’appliquais à ne plus emprunter cette petite artère à l’avenir, et tant pis si je devais maintenant faire un grand détour pour me rendre à la gare et pour en revenir ; après tout, je n’étais pas à dix minutes près ! Grâce à cette nouvelle stratégie d’évitement que j’empilais sur toutes les autres, j’oubliais rapidement ce curieux épisode et son original protagoniste, ou tout du moins, c’est ce que je crus naïvement.

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Un peu plus tôt dans ce récit, à l’exception de la première nouvelle pour laquelle je m’étais servi sans scrupule des Juifs afin d’appâter le lecteur avec ce qu’il aimait lire depuis la nuit des temps, à savoir des histoires glauques au sein desquelles il était toujours bon d’asperger les murs avec un peu de sperme et beaucoup de sang (seules les proportions variaient sensiblement selon les modes et les époques), sans doute aurez-vous compris que j’entretenais une relation compliquée avec la judéité, si tant est que j’utilisasse ce mot de manière opportune. Je me sentais ainsi complètement perdu au milieu de tous ces termes barbares pour lesquels je ne parvenais pas à en saisir les subtiles nuances : les Juifs, les Hébreux, les israélites, le sionisme, le judaïsme, la judéité… Finalement, ce vaste capharnaüm ne voulait-il pas dire la même chose ? à savoir pas grand-chose, puisque jusqu’à ce jour, je n’étais rien d’autre qu’un « Juif par définition ». En effet, si j’étais juif, c’était pour la simple raison que ma mère était juive. C’était somme toute un processus mécanique, automatique, qui me valait d’être juif, une simple courroie de transmission qui reléguait l’âme juive à une simple vue de l’esprit ; si bien qu’aujourd’hui, j’étais intimement persuadé que rien ne pouvait vraiment me rattacher à quoi que se soit qui fût juif. Enfin, c’est ce que je me persuadais à croire, attendu que mon emploi du temps comportait tout de même quelques bizarreries que j’étais bien incapable de m’expliquer. Ainsi, alors que les autres jours j’expédiais mon repas du soir à coup de plats décongelés, j’avais gardé l’habitude de me préparer le vendredi, un repas à base de viande, une bien curieuse tradition culinaire que je perpétuais en souvenir de l’odeur savoureuse du beau morceau de veau qui mijotait tout l’après-midi dans la petite cuisine où enfant, je voyais ma mère s’affairer depuis son réveil. D’ailleurs, n’était-ce pas pour faire plaisir à cette dernière, ou plutôt, afin de ne pas trop lui faire de peine, que je m’étais engagé, suite à une dispute mémorable, à consommer ce soir‑là de la viande casher [1] ? Par un excès de zèle qu’aussitôt je regrettai amèrement, je m’étais même engagé à l’acheter par mes propres moyens, car m’étant un jour perdu au sein d’une vaste zone industrielle au centre de laquelle prédominait une gigantesque grande surface où j’avais erré sans but pendant une bonne heure, j’avais eu la surprise de découvrir dans un coin, un minuscule rayon composé de produits estampillés casher. Suite à ma folle promesse, j’étais alors retourné dans la grande surface en question, mais au fur et à mesure de ma progression vers le rayon convoité, rayon au milieu duquel paradait un grand congélateur contenant le fameux Graal, moins j’étais conquérant et plus j’étais convaincu que la plupart des clients m’espionnaient, notamment ce brave retraité avec sa casquette, faisant mine de réfléchir au choix crucial qu’il allait devoir faire entre un baril de lessive en poudre et un flacon de lessive liquide, et qui avait sournoisement tourné les yeux dans ma direction après que j’eus passé dans son dos. Je voyais bien dans son regard que lui et ses semblables n’attendaient qu’une seule chose : que je m’approchasse inéluctablement de l’endroit qui devait me souiller tel un lépreux, et qu’il pût marmonner à voix basse : « je m’en doutais, ce drôle est bien un Juif ; on va pouvoir s’amuser un peu ». Tremblant d’effroi, je n’osais imaginer les conséquences si l’on en venait à découvrir ma véritable identité. Bien entendu, il en avait été pour ses frais, car au moment où je parvins à proximité du rayon casher, je bifurquai brutalement en direction de celui des produits dits biologiques dans lequel je piochai une boîte de six œufs ; d’ailleurs, en regardant les dizaines de boîtes de la même marque consciencieusement empilées les unes sur les autres, et en me faisant la réflexion qu’un tel tableau devait certainement se répéter dans des centaines d’autres magasins semblables à celui-ci, j’avais vraiment du mal à imaginer que le petit fermier dessiné sur l’emballage, et que l’on voyait délicatement prélever l’œuf sous les fesses de la poule, existât vraiment.

Je tentai une deuxième approche en direction de la terre promise ; une approche plus subtile, puisque pour tromper mon monde, je longeai le secteur en sifflotant avant de m’arrêter un peu plus loin choisir du côté des condiments une préparation pour une sauce qui irait tristement finir sa vie dans un fond de placard. À la troisième tentative, je pris une longue respiration et m’élançai à vive allure en direction du rayon. Alors que je réfléchissais à la façon dont j’allais pouvoir me tirer de cette situation incongrue, je fus stoppé dans mon élan par un imposant vigile qui visiblement ne se préoccupait aucunement de mes troubles de la personnalité, mais qui en revanche ne goûtait que modérément de voir circuler au milieu de ses linéaires un disciple des rallyes automobiles. Honteux de m’être fait rappeler à l’ordre comme un gamin turbulent qui aurait renversé une pile de boîtes de conserve, je quittais la grande surface dans la confusion, avec en tout et pour tout dans mon chariot : une petite boîte d’œufs sur laquelle le pauvre fermier me souriait avec compassion ; un baril de lessive en capsules dont je me demandais encore aujourd’hui de quelle façon on pouvait bien s’en servir ; quant à ma sauce en boîte, j’étais bien incapable de me souvenir dans quel placard elle pouvait maintenant croupir.

Après cette cruelle débâcle, je renonçai à toute nouvelle initiative et attendis lâchement la suite d’événements qui ne manquèrent pas de se réaliser : voyant que je ne faisais rien pour honorer mon engagement, ma mère débarqua un jour dans mon petit appartement avec une imposante glacière contenant les plus beaux morceaux de viande que son boucher avait pu lui fournir, et qu’elle rangea tristement, sans rien dire, dans le bac à congélation situé au sommet de mon réfrigérateur. Après un long silence, je lui avais adressé un sourire crispé, ne sachant si je devais la remercier de m’avoir aidé à me sortir de l’ornière dans laquelle je m’étais allègrement enlisé, où si je devais lui reprocher qu’une fois encore elle vînt se mêler de mes petites affaires sans demander mon approbation. Ce qui était certain, et j’avouais aujourd’hui ne pas être bien fier de mon comportement, c’était que je ne lui avais à aucun moment proposé de payer une viande dont je connaissais pourtant l’excellente qualité et le prix exorbitant. Depuis cet épisode, dès lors que j’acceptais de recevoir mes parents à leur demande, car il était rare que je fusse à l’origine d’une telle initiative, ma mère prit la mauvaise habitude de remplir mon congélateur de sacrifices expiatoires qui auraient certainement mérité un meilleur sort que de finir chaque vendredi soir cruellement carbonisés dans une méchante poêle que l’incroyant des lieux, doublé d’un médiocre cuisinier, n’avait même pas pris soin de dégraisser suite au précédent massacre. Mais ce n’était pas tout. Lorsque je me rendais chez mes parents, ce qui était encore plus exceptionnel que leurs visites à mon domicile, je ne repartais jamais sans quatre ou cinq boîtes en plastique contenant un plat préparé et sa garniture, et une fois encore, au lieu de remercier ma mère de s’être donnée tout ce mal pour son fils ingrat, voilà que je me retrouvais à pester contre des couvercles qui s’ouvraient en cours de route et laissaient alors échapper une sauce bien grasse qui dégoulinait consciencieusement sur le tissu immaculé du siège passager de ma voiture. Enfin, pour clore ce chapitre du livre de ma mère et de son encombrant héritage culinaire, je ne pouvais passer sous silence ce rituel immuable qui se produisait peu avant la fin de l’année juive : ma mère se présentait tout sourire à ma porte avec une quantité inimaginable de boulettes de viande dont je raffolais ; mais, toujours aussi soupçonneux quant à sa générosité, je ne me laissais pas attendrir, persuadé que toute cette mise en scène n’était qu’un prétexte pour me rappeler à mes racines laissées à l’abandon, avec l’objectif inavoué de venir fixer sur mon réfrigérateur un calendrier des fêtes juives que donnait le boucher à ses meilleures clientes. Je la voyais alors s’approcher en soupirant du réfrigérateur et récupérer comme une vieille relique celui de l’année précédente, pour peu après, dans un geste très solennel, placer le nouveau calendrier à la place de l’ancien en même temps qu’elle récitait une rapide prière dont je ne comprenais pas un traître mot. Là, mettant un terme à ce douteux cérémonial, elle se retournait alors vers moi avec des yeux suppliants dans lesquels je pouvais aisément lire qu’elle espérait que cette année peut-être, je lui rendrais visite au moment de Kippour [2], au lieu de préférer passer la journée sur la côte atlantique, ou dans tout autre lieu le plus éloigné possible de chez mes parents, espérant ainsi que j’oublierais qu’il me fallait culpabiliser au moins un peu ce jour-là. Avant que le temps ne vienne effacer tous ces souvenirs de ma mémoire, que je sois un jour assez courageux pour demander pardon à ma chère et tendre maman.

Étrangement, une fois le calendrier mis en place, je finissais par m’habituer à sa présence ; j’allais même jusqu’à l’effeuiller consciencieusement au gré des semaines qui passaient. Au-delà des fêtes juives auxquelles je ne prêtais que peu d’attention, voilà que je me surprenais à consulter chaque vendredi soir ma page d’éphéméride sur laquelle était précisée, à la minute près, les heures de début et de fin du chabbat. Ces dernières suivaient visiblement peu ou prou le coucher du soleil si j’en jugeais par les heures tardives du mois de juin qui contrastaient avec des horaires hivernaux si précoces, qu’il était excessivement rare que je fusse rentré chez moi avant l’heure indiquée. Juste en dessous figurait un mot en hébreu, différent d’une semaine à l’autre, et pour lequel je ne m’intéressais ni à la teneur ni à la portée ; et, pour embellir le tout, on distinguait en arrière-plan une reproduction monochrome du fameux mur, ce lieu si précieux aux yeux de nombreux Juifs, mais qui ne représentait pour moi qu’une haute muraille composée d’énormes blocs calcaires blanchis par le soleil, pour les uns parfaitement conservés, pour les autres érodés de bien curieuse façon, et d’où s’échappait parfois un petit buisson qui semblait vouloir se déployer vers le bas. Mais, ce qui retenait le plus mon attention sur cette petite page calendaire, c’était le court aphorisme qui précédait les horaires du chabbat. Issus sans doute de la tradition juive, je devais avouer que certains m’entraînaient assez loin dans la réflexion ; j’allais même parfois jusqu’à me risquer à écrire mes propres commentaires à leur sujet, même si la plupart des phrases me laissaient souvent perplexe, comme ce « Mieux vaut te tenir à la queue des lions qu’à la tête des renards » auquel cas ma capacité à fabuler se limitait à accoucher d’une souris.

*

Ce jour-là, j’étais rentré un peu plus tôt qu’à l’accoutumée ; nous étions vers le milieu du mois de décembre, et il faisait dehors un froid très vif sous un ciel bleu pâle, des conditions météorologiques plutôt inhabituelles, et qui invariablement, m’envoyaient promener par la pensée au milieu de montagnes enneigées au sommet desquelles je pouvais contempler un ciel d’un bleu pénétrant. Alors que je jugeais ce temps très clément, pour la région comme pour la saison, il régnait autour de la capitale une singulière atmosphère de fin du monde, glaciale et meurtrière, notamment pour tous ces pauvres gens qui vivaient dehors, et pour lesquels c’était le seul moment de l’année où l’on daignait leur accorder un peu d’attention, non que cette attention fût réellement bienveillante, mais plutôt parce que cela faisait un peu désordre que l’on mourût encore de froid dans un pays pourtant si chaudement recommandé pour son humanité. On s’inquiétait également pour les plus âgés, population au milieu de laquelle la grippe allait faire des ravages de façon si expéditive qu’il ne serait nullement nécessaire de s’éterniser sur la législation qui aurait pu décider de la fin de leur vie. Tout aussi préoccupant, les fumeurs allaient au‑devant de graves dangers s’ils commettaient l’imprudence d’affronter des températures négatives afin d’assouvir leur vice (mais n’était‑ce pas les mêmes qui, s’inquiétant aujourd’hui de leur sort, les avaient systématiquement expulsés de tous les lieux publics quelques années auparavant ?). À l’opposé, car l’on imaginait, à tort sans doute, leur hygiène de vie beaucoup plus saine, il y avait tous ces sportifs inconscients qui devaient absolument retenir leur souffle sous peine de se geler les poumons pour le restant de leurs pauvres jours s’il leur prenait l’idée saugrenue d’aller faire ce jour-là une petite sortie à pied ou en vélo, un exercice jugé d’ordinaire si bon pour la santé. Et dernier exemple parmi tant d’autres, dans une société où l’enfant était ce merveilleux petit soleil devenu roi, il était un devoir pour chacun d’entre nous d’être scandalisé par le sort qui allait être réservé à ces pauvres bébés qui, immobilisés dans leur poussette par un père tortionnaire, pourraient se transformer très rapidement en bonhommes de neige miniatures entre la crèche et le domicile familial. De plus, avec ce ciel sans nuage et en l’absence de vent, il était presque inéluctable, le temps d’une manne providentielle tombant du ciel semblant révolu, qu’un dramatique pic de pollution vînt terrasser, à l’aide de ses fines particules, le moindre quidam se hasardant hors de son logis. Bref, en parcourant rapidement le bulletin météorologique ainsi que les actualités du jour avant de quitter mon domicile, puis plus tard en jetant un œil distrait au panneau lumineux qui alertait les passants traversant la place en contrebas de la gare, je finis par me demander un court instant si je ne devais pas immédiatement faire demi‑tour et m’enquérir auprès du gardien de mon immeuble de la présence dans ses sous-sols d’un abri antinucléaire qui, avant sa vocation première, aurait pu accueillir les naufragés du froid et de l’air en puissance que nous étions tous devenus. Pourtant, plutôt que de céder à la panique, je pris le temps de scruter de nouveau le ciel légèrement voilé, et faisant fi de toutes les alertes données, n’écoutant alors que mes propres sensations, il me revint en mémoire ce livre dans lequel il était question d’hommes de bonne volonté appréciant dans sa plénitude la douceur de la vie : ils avaient choisi, avec sagesse me semblait-il, de garder une certaine distance vis‑à-vis des tragiques événements qui se déroulaient sans cesse très loin de chez eux. Je trouvais cela finement observé, et si depuis cette chronique, un siècle avait passé, cette considération restait d’autant plus pertinente que l’information circulait de plus en plus vite d’un continent à l’autre sans que maintenant l’on pût vraiment passer au travers. En pensant de nouveau à tout ce que j’avais pu apprendre depuis ce matin au sujet de la terrible vague de froid qui s’abattait sur nous, il me sembla que l’on pouvait également appliquer cette réflexion à notre univers quotidien. Et puis, de façon plus pragmatique, le monde étant ce qu’il était, n’était-il pas inéluctable qu’il nous fallût nous y adapter pour tenter d’y vivre le plus sereinement possible ? Fort satisfait de ma courte réflexion qui venait de me mener à cette imparable conclusion, persuadé d’avoir ainsi résolu en un tournemain l’une des plus grandes énigmes de l’humanité, l’insouciance de la jeunesse sans doute, je décidais de ne pas considérer la froidure hivernale comme une calamité dont il fallait se protéger par tous les moyens ; je me rendis donc à mon travail en comptant bien profiter au mieux de cette journée glaciale.

Au moment de la pause méridienne, je ne pus que me féliciter de ma désobéissance incivique, car j’eus le loisir d’effectuer une grande promenade dans le parc situé à proximité de mon bureau. Je m’en accommodai d’autant plus volontiers qu’il était très inhabituel que je pusse avoir droit à une longue interruption à cet instant de la journée, mais l’annulation, en raison des conditions climatiques, de l’ensemble des inspections que je devais effectuer sur le terrain ce jour-là, expliquait sans doute cela. Certes, sous les yeux réprobateurs des deux collègues présents (nous étions habituellement une dizaine à nous partager les lieux), il avait fallu bien me couvrir avant de quitter le bureau, mais au bout d’une demi‑heure, je ressentais déjà les bienfaits du soleil et de l’air, même si l’un et l’autre avaient certainement connu des jours meilleurs, je le reconnaissais volontiers en étudiant l’imperceptible voile blanc qui commençait de couvrir le ciel, et en percevant de légers picotements au fond de ma gorge. Malgré tout, je remerciai tous les oiseaux médiatiques de malheur qui avaient entraîné dans leur sillage toute une nuée d’adorateurs obéissants et zélés : le parc boisé était étrangement calme parce que déserté par les hommes ; les pies et les merles n’hésitaient pas, le plumage gonflé pour se protéger du froid, à venir inspecter les allées en picorant ; et, en croisant quelques rares passants, j’eus même l’impression que nous entretînmes un sourire complice.

Voilà comment je m’étais retrouvé, après cette étrange journée, en lieu et place du noir de la nuit qui habituellement m’accompagnait, à pouvoir contempler en rentrant à mon domicile ce vendredi-là, un soleil certes déclinant, mais qui arborait fièrement un impressionnant halo rougeoyant. Après une journée si calme et si reposante, je ne pouvais qu’être gagné par un élan d’optimisme, et espérer que l’homme profiterait longtemps encore d’un tel spectacle.

*

Aussitôt la porte de mon appartement refermée, alors que d’ordinaire je manquais d’entrain pour exécuter mon simulacre du vendredi soir, je m’approchai de mon réfrigérateur l’humeur joyeuse ; et, après avoir choisi une entrecôte à décongeler, je détachai soigneusement du calendrier la page de la semaine passée et entrepris la lecture de la maxime de la semaine à venir :

Heureuse la génération dont les jeunes…

Je fus incapable d’achever ; c’était comme si mon corps et l’esprit qui y était associé s’étaient vidés de toute leur substance en un éclair, une fraction de seconde pendant laquelle un immense trou noir m’aurait envahi pour me siphonner de l’intérieur, et remplacer à la vitesse de la lumière tout ce que mon âme et mon enveloppe corporelle pouvaient contenir par de multiples sensations diamétralement opposées et des dizaines de questions plus ou moins métaphysiques.

Heureuse la génération dont les jeunes sont attentifs aux paroles des vieux

Alors que je tremblais de froid pendant que des perles de sueur dégoulinaient de mon front ; alors que d’immenses plaques rouges s’abattaient sur l’ensemble de mon corps entraînant une vague urticaire de la plus haute intensité, mon cerveau se mit quant à lui à raisonner certes, mais de façon désordonnée et surtout à une vitesse excessive :

La phrase qu’avait prononcée le vieil homme à mon intention le jour du café philo était la même, mot pour mot, que celle qui était inscrite ce soir sur mon calendrier de l’année juive ; exactement la même. La sentence en question était donc issue de la tradition juive, et ce n’était certainement pas une coïncidence ; si le vieil homme s’était adressé à moi en prononçant cette phrase particulière, c’était qu’il savait que je pouvais potentiellement la connaître, et donc que je pourrais tomber dessus un jour ou l’autre ; ainsi, il pensait certainement que je pusse être juif. Mais si tel était le cas, comment pouvait-il détenir une information que jamais je n’avais divulguée ? Avait-il entrevu mon réfrigérateur par l’embrasure de ma porte, un soir où il m’aurait suivi sans que je m’en aperçusse ? j’en doutais, car je vérifiais toujours consciencieusement que la porte d’entrée de l’immeuble fût bien verrouillée après mon passage. Avait-il alors eu l’occasion de rencontrer ma mère, ici ou chez son boucher, boucher qu’ils auraient donc en commun ? Cela me semblait hautement improbable, d’autant plus que ce boucher était situé assez loin d’ici, en plein cœur de la capitale. Était-il juif lui-même ? C’était déjà beaucoup plus vraisemblable, même si rien ne me permettait de pouvoir l’affirmer (cela commençait d’ailleurs à devenir pénible tous ces Juifs que l’on n’arrivait même plus à reconnaître en leur passant sous le nez) ; et, après tout, ce n’était pas parce qu’il m’avait servi un bout de phrase issu de textes juifs que cela faisait automatiquement de lui un Juif. Néanmoins, Juif ou pas Juif, la question juive restait centrale dans cette histoire. Il y avait là vraiment matière à réflexion… Et si jamais il était là pour me surveiller ? Qui pourrait bien se méfier d’un vieil homme peinant à marcher ? Et pour le compte de qui pouvait-il bien trava…

Le son strident de l’alarme anti-incendie vint mettre un terme à mes divagations ; un épais rideau de fumée finissait d’envahir la pièce. Au cours du repas qui s’ensuivit, en regardant d’un œil attristé la viande calcinée qui gisait au fond de mon assiette, je tentai de résumer le plus calmement possible la situation à haute et intelligible voix :

« Un vieil homme habitant l’immeuble d’en face m’avait un jour abordé de façon un peu loufoque, puisqu’il m’avait salué en prononçant une bien étrange maxime avant de s’en retourner chez lui comme si de rien n’était. Au-delà du caractère incongru de la rencontre, je retins que la phrase énoncée ne me semblait pas inconnue ; et voilà qu’en ce tout début de soirée, je venais de lire la sentence en question sur le calendrier de l’année juive fixé sur mon réfrigérateur. Le vieil homme était-il juif ? Soupçonnait-il que je le fusse également ? Les deux hypothèses étaient hautement probables, mais seule une rencontre avec ce dernier pourrait me permettre de répondre avec certitude à ces deux interrogations ; et c’était là tout ce que je devais retenir, car finalement, le vieil homme ne m’avait-il pas justement invité à passer le voir chez lui ? »

En raisonnant de cette manière, il me sembla difficile de devoir céder à l’affolement, car en pensant de nouveau à la silhouette voûtée rentrer tranquillement dans le petit immeuble, sans doute était-il complètement irrationnel de m’imaginer au cœur d’une intrigue dangereuse, voire d’un machiavélique complot anti-juif fomenté à mon encontre ; et, si de sombres envies de romans noirs aux scénarios tordus je devais vraiment avoir le désir, peut‑être serait-il préférable de les réserver exclusivement pour les récits qu’il pourrait m’arriver un jour d’écrire à ce sujet. En attendant, il était surtout urgent que je comprisse enfin que mon imagination débordante ne pouvait en aucun cas se substituer à ce quotidien routinier qui était le mien. Pourtant, ce quotidien, que souvent je trouvais un peu terne je devais bien l’avouer, commençait depuis plusieurs semaines à ne plus être tout à fait ordinaire, et l’originalité de la présente situation n’était finalement pas pour me déplaire ; alors, réfléchissant à ce qui souvent me faisait obstacle dans mon parcours au milieu des hommes, la plus grosse difficulté que j’allais devoir surmonter dans les jours à venir allait être de vaincre ma timidité maladive. Quant à ma modeste destinée, peut-être devais-je définitivement accepter, et avec sérénité, que jamais je n’arriverai à me tenir aussi éloigné que je l’aurais souhaité de la question juive.

*

Il me fallut néanmoins encore un peu de temps avant de me sortir de cette histoire, et si je n’avais pas été quelque peu aidé dans ma démarche, je ne suis pas certain que j’aurais réussi à dompter l’appréhension qui me gagnait dès lors que je tentais de résoudre de quelle manière je pourrais aborder le vieil homme. Au cours des longues nuits qui suivirent le solstice d’hiver, je tournais pendant des heures dans mon lit sans trouver le sommeil, cherchant désespérément une solution à mes angoisses. Que la vie des hommes, et la mienne en particulier, me semblait bien plus épuisante que celle d’une nature qui suivait tranquillement le rythme des saisons sans se poser toutes ces questions ! De mes nuits d’insomnie, je ne tirais que bien peu d’enseignements, et si enfin j’arrivai à prendre une décision, ce ne fut que pour reprendre mon trajet habituel entre la gare et mon domicile, espérant ainsi provoquer une rencontre avec le vieil homme en bas de son escalier. Hélas, mon voisin était devenu invisible ; sans doute abordait-il cette période de l’année où le froid le plus intense côtoyait l’humidité la plus désagréable en restant calfeutré chez lui. Inlassablement, je passais donc chaque matin et chaque soir au ralenti devant son immeuble sans jamais le croiser ; et, feignant d’ignorer le ridicule de la situation, j’essayai de me persuader qu’il n’était pas certain non plus qu’un des trois interphones sur lequel apparaissait distinctement le patronyme « Moïse Tannenbaum » pût être vraiment le sien.

*

Vers le milieu du mois de février, un vendredi (décidément, il s’en passait bien des choses le vendredi), pressé par le temps, car il bruinait en continu sous un ciel gris, je longeais sans ralentir la porte d’entrée de son immeuble ; mais quelle importance, puisque ce soir-là comme tous les autres soirs, tout était désespérément semblable à ce que j’observais habituellement : pas de vieil homme, une porte fermée, trois interphones, et toujours ce patronyme qui me narguait du haut de son étiquette. Pourtant, un détail retint inconsciemment mon attention ; non, pas un détail, juste la curieuse impression que tout n’était pas exactement à la même place que d’habitude. Je m’arrêtai dans mon élan, revins quelque peu sur mes pas et regardai autour de moi, cherchant sans le voir immédiatement ce qui pouvait bien m’avoir alerté. En étudiant attentivement la porte d’entrée, je découvris que le pêne de la serrure n’était pas dans sa gâche : la porte du petit immeuble était légèrement entrouverte. Alors que jusqu’à présent je n’avais jamais osé sonner à l’interphone, voilà que je m’imaginai un court instant pousser la porte et me glisser à l’intérieur. Passé cet inhabituel sursaut de hardiesse, je m’interrogeai aussitôt quant à l’attitude à adopter une fois le seuil franchi. Plutôt que de me retrouver dans une situation si délicate, n’était-il pas plus raisonnable que j’appuyasse simplement sur le bouton de l’interphone ? Ou que je rentrasse bien tranquillement chez moi en me convainquant que j’avais bien d’autres choses à faire que de constamment réfléchir à rendre visite à un ancêtre dont il n’y avait certainement pas grand-chose à en attendre, sinon les mêmes histoires sans cesse rabâchées et les poncifs du genre « c’était mieux avant ! » ou encore « moi, de mon temps… ». Oui, la seule chose sensée qui me restait à faire était de rentrer dans mon appartement !

Heureuse la génération dont les jeunes sont attentifs aux paroles des vieux

Au moment de pénétrer dans mon immeuble, la maxime juive vint de nouveau me visiter. En soupirant, je regrettai une nouvelle fois que ma timidité m’eût empêché de prendre la moindre initiative, alors que je n’étais confronté qu’à un vieil homme inoffensif qui n’avait fait que m’inviter à venir lui rendre visite. La comédie n’avait-elle pas assez duré ? Le temps n’était-il pas venu que l’histoire suivît enfin son cours au lieu de constamment balbutier ? Changeant d’avis, je fis demi-tour et me dirigeai d’un pas mal assuré vers la serrure mal fermée ; je commençai à grelotter : à force de tergiverser, j’étais complètement trempé. Après des semaines d’atermoiement, je n’avais plus d’autre alternative ; il me fallait agir, et vite ! Plutôt que d’appuyer sur l’interphone, je poussai le plus doucement possible la porte d’entrée. C’était une vieille porte en bois, assez lourde, mais heureusement, elle ne fit aucun bruit au moment où je l’ouvris. Une fois le seuil franchi, je la refermai délicatement derrière moi, tout en prenant un soin extrême pour ne pas faire raisonner la serrure quand elle reprit sa place dans sa gâche. Je venais de pénétrer par infraction chez mon voisin.

*

Je me trouvais à présent dans un réduit très sombre à partir duquel s’élevait un escalier en colimaçon. J’étais de plus en plus embarrassé de me retrouver là ; pourtant, à aucun moment ne me vint l’idée de revenir sur mes pas. Mû par quelque chose qui s’imposait à moi, je m’engageai dans l’escalier le plus prudemment possible, mais le bois dont il était constitué émit dès la troisième marche un énorme craquement qui me figea sur place. Trahi par ce gardien inattendu, je retins mon souffle pendant une longue minute ; aucun bruit pour me faire croire que l’on venait de repérer ma présence. Je pouvais poursuivre mon avancée avec une infinie précaution…

« Continuez à monter mon jeune ami, c’est tout en haut, au troisième étage ! »

Mon sang ne fit qu’un tour, et je me mis à trembler comme jamais je n’avais tremblé auparavant ; je sentis les plaques rouges envahir la totalité mon corps ; ma gorge se serra ; mon cœur battit la chamade ; il fallait absolument que je me sorte de cette situation inextricable, par tous les moyens, par tous les moyens ! Tout ce désordre dans ma tête ! À l’aide ! Comment vais‑je m’en sortir ?

« Calmez-vous, mon jeune ami, calmez-vous ! Vous me semblez bien tourmenté ! Si cela peut vous rassurer, sachez que c’est moi qui ai sciemment laissé la porte ouverte ! Oui, je me suis permis de vous donner un petit coup de pouce, n’étant pas certain que vous oseriez un jour répondre à mon invitation ! Je dois vous avouer que cela fait maintenant pas loin d’un mois que je vous vois tourner en rond autour de chez moi. Ne soyez donc pas étonné d’avoir été si rapidement démasqué, si j’ose dire. De plus, il était improbable que quelqu’un d’autre que vous s’aventurât dans ce vieil escalier, puisqu’au premier étage loge un étudiant qui rentre chaque vendredi chez ses parents dès le début de l’après-midi, et que sous mon plancher habite un couple certes un peu plus jeune que moi, mais qui déjà préfère se calfeutrer dans son appartement dès la nuit tombée ; sans compter qu’ils ne reçoivent jamais personne. Sachant comment travaille le bois de cet escalier, il était inévitable qu’il craquât à un moment ou un autre, cet indice sonore annonçant inévitablement votre visite. Vous voyez, pas besoin d’être prophète pour deviner votre arrivée, tout au plus un zeste de logique aura été suffisant ! termina-t-il sur un ton enjoué. »

Le temps pour lui de finir sa petite explication et j’arrivais à sa hauteur, rassuré certes, mais quand même bien embarrassé. Il était là, devant moi, un brin amusé par la réussite de son petit stratagème ; quant à moi, cherchant une contenance à prendre, je jetais un rapide coup d’œil à sa porte d’entrée et aperçut immédiatement la mézouza [3] fixée sur le montant droit, une très jolie mézouza en bois verni, et qui tranchait avec la couleur gris sale de la piteuse cage d’escalier (j’avais fréquemment pu constater combien les parties communes des immeubles étaient mal entretenues, ce qui toujours m’étonnait quand j’entendais les sommes astronomiques que pouvaient débourser certains copropriétaires à leur syndic. Mais nous étions vendredi soir, et il était rigoureusement interdit, comme me l’apprit plus tard ce bon Moïse, de faire du mauvais esprit quand l’heure de chabbat fût venue).

« Ah, je vois que vous regardez la mézouza. Savez-vous que c’est grâce à elle que j’ai compris que vous étiez juif ? Mais entrez donc, que nous poursuivions agréablement notre entrevue dans mon salon plutôt que sur le pas de ma porte ! Et permettez‑moi également de me présenter : je m’appelle Moïse, Moïse Tannenbaum. »

Alors que j’essayais vainement de comprendre ce que pouvait venir faire la mézouza dans cette histoire, il continua sur sa lancée :
« C’était au printemps me semble-t-il. Je venais de sortir de chez moi pour effectuer ma promenade quotidienne, et je vous avais aperçu raccompagner un couple à leur voiture. J’avais surpris, qu’Hachem me pardonne ! la conversation animée qui avait lieu entre la dame et vous-même, et dans laquelle le mot « mézouza » revenait régulièrement. Alors forcément, entendre parle de mézouza à presque toutes les phrases d’une conversation ne fait pas obligatoirement de ses interlocuteurs des Juifs, mais en revanche, quand on voyait une femme d’un certain âge accabler un jeune homme avec force gestes et une voix tonitruante, alors on pouvait affirmer sans craindre de se tromper que ce fût une mère juive ! car elles sont parfois bien excessives les mères juives, n’est‑ce pas ? Les clichés ont la vie dure vous savez conclut-il en riant franchement. »

Effectivement, je ne pouvais l’avoir oubliée, cette visite au cours de laquelle ma mère avait été une nouvelle fois remarquable d’abnégation dans sa volonté de me culpabiliser quant à mon refus obstiné de perpétuer la tradition juive. C’était au tout début de mon aménagement, et elle s’était mise en tête de fixer une mézouza sur ma porte d’entrée, car selon elle, toute habitation où résidait un Juif devait absolument être identifiée comme telle. C’était également une protection pour ses occupants, avait-elle ajouté. Bien évidemment, je n’avais pas osé lui dire que je ne me sentais absolument pas juif ; mais la situation commença à franchement se détériorer quand agacé, je lui indiquai que je n’étais pas superstitieux, et que je n’avais absolument pas besoin de grigris sur ma porte pour me protéger des mauvais esprits. Que n’avais-je pas dit là… Comment ! la chair de ma chair qui ose me soutenir que la tradition juive est une simple histoire de superstition ! Que ce qui est écrit dans la sainte Torah ne vaut pas mieux qu’une vulgaire patte de lapin attachée autour du cou ! Mais tu n’as pas honte, mon fils ! Qu’ai-je donc fait à Hachem pour mériter ça ! Qu’ai‑je donc fait de mal ? Tous les dimanches matin ton père t’emmenait au talmud-torah [4] pour que tu sois instruit au mieux de tes racines, et des devoirs qui en découlent. Et les samedis matin à la synagogue ? Et toutes les fêtes ? Tu en fais quoi de tout ça ? Tu as tout oublié ? Tu veux tout renier ? Tes parents, tes grands-parents et tous nos ancêtres qui nous ont transmis notre passé et notre mémoire dans l’abnégation depuis plusieurs siècles malgré les multiples persécutions qu’ils auront dû affronter ! Te rends-tu compte que cela fait maintenant quatre mille ans que notre famille se transmet son identité de génération en génération ? et voilà que toi, en une trentaine d’années, tu viens réduire à néant ces quatre mille ans d’histoire ? Te rends-tu compte mon fils ? As-tu vraiment tout oublié ?

Non, je n’avais pas tout oublié. Je n’avais pas oublié le poids écrasant de la tradition, la contrainte de toutes ces fêtes entrecoupées de jeûnes et de prières interminables à la synagogue ; alors oui, au bout d’un moment, tout cela avait fait un peu trop pour moi, surtout entre dix et quinze ans, lorsque l’on avait qu’une seule envie, celle d’aller jouer avec les goyims [5] de son âge ; alors oui, j’avais voulu tout renier. À dix-huit ans, à peine le baccalauréat en poche, je n’avais pas tergiversé bien longtemps : je m’étais arrangé pour dénicher des études dans un établissement le plus éloigné possible du domicile familial, et je n’avais surtout pas emporté avec moi quoi que se soit qui concernât la tradition juive, poussant même le vice jusqu’à consommer des tonnes de charcuterie pendant les six années que durèrent mes études. Pendant ces six ans, ma mère m’avait laissé tranquille : « c’est important les études mon fils, même si j’aurais préféré que tu deviennes avocat ou docteur ; enfin, géographe, c’est toujours mieux que chanteur ou écrivain… ». Hélas, quand il me fallut chercher du travail une fois mon diplôme en poche, j’avais bien été obligé de revenir m’installer temporairement chez mes parents. Là, ma mère était immédiatement revenue à la charge avec sa tradition juive, et pire encore, j’avais à peine trouvé mon poste au sein du bureau d’études qu’elle avait commencé à suggérer qu’il était temps pour moi de me trouver une gentille femme, juive de préférence… Quelle horreur, que tout cela faisait effectivement terriblement cliché ! Et que ma mère était redoutablement persuasive, car comment résister à quelqu’un qui vous accusait de vouloir effacer en quelques années plus de quatre mille ans d’histoire ? Alors, une fois de plus, j’avais fini par céder en acceptant la pose de la mézouza ; mais j’avais refusé que soit exposé à la vue de tout l’immeuble le fait que je fusse juif ! Alors, noyé sous les pleurs de ma mère, mais aussi face à l’impatience de mon père qui avait depuis longtemps fait son deuil du caractère juif de son fils, et qui surtout, voyant le temps passer, commençait à s’énerver en imaginant les bouchons monstres qu’il allait devoir affronter pour retourner vers la capitale, j’avais finalement obtenu que la mézouza fût fixée à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur de mon appartement. Mon hôte était vraiment très délicat de parler aujourd’hui d’une « conversation animée », tant ma mère et moi étions dans une colère noire ce soir-là.

Aux prises avec ce douloureux souvenir, je remarquai à peine que j’avais pris place dans un confortable fauteuil en face duquel se trouvait une petite table basse où attendaient patiemment un bol d’olives et deux bouteilles d’alcool. Un peu en retrait, sur une commode, trois bougies étaient allumées. Dans l’appartement flottait la bonne odeur du tabac à pipe, et percevant d’agréables effluves en provenance de la cuisine, je fus subitement projeté de nombreuses années en arrière, au milieu de ces souvenirs profondément enfouis qui tout à coup resurgissent de l’enfance, ces souvenirs qui ont été à maintes reprises décrits dans les livres, souvent de si belle manière que le lecteur en revient toujours attendri, laissant ainsi le littérateur du temps présent un peu perdu et bien en peine d’ajouter sa pierre à l’édifice du temps passé. Qu’il était bien difficile de saisir avec des mots ce moment si particulier qui saisissait à l’improviste celui qui en était l’heureux dépositaire. Il était là, surpris par cette révélation, étonné par cette résurgence d’un passé dont il avait fini par oublier l’existence, mais qui pourtant se dévoilait de nouveau devant lui, sous la forme d’un objet, d’une odeur, ou encore d’un son. Jusqu’à présent, il avait toujours imaginé qu’une telle expérience ne pouvait survenir que dans les livres, car il croyait, à tort, que seuls les livres étaient capables de faire office de mélancolique boîte aux souvenirs.

*

Je ne devais pas avoir plus de trois ou quatre ans, et tous les vendredis soir, j’avais le droit de m’installer dans le grand fauteuil du salon, celui dans lequel mon père passait ses soirées, après le dîner, à lire un article de journal, ou quelque chose de plus sérieux, comme un roman ou un recueil de nouvelles. Dès que je m’enfonçais dans cet imposant sanctuaire, je m’imprégnais de l’odeur du tabac à pipe qui était restée prisonnière du cuir, malgré le nettoyage au savon de Marseille que lui infligeait périodiquement ma mère. Là, j’attendais patiemment que cette dernière entrât doucement dans la pièce : elle s’arrêtait un instant ; me regardait affectueusement et s’avançait vers moi pour me passer la main dans les cheveux en les ébouriffant. Elle faisait alors demi-tour sur elle-même, marchait en direction d’un plateau en argent posé sur un meuble ancien, et fichait trois bougies dans le candélabre disposé au milieu du plateau ; après avoir craqué deux allumettes sur la surface rugueuse de leur boîte, elle allumait les bougies toujours dans le même ordre : d’abord celle de droite, ensuite celle de gauche, et enfin la bougie du milieu à laquelle elle semblait accorder une attention particulière. Ensuite, elle déposait délicatement un voile transparent sur sa tête, avant de marmonner une courte prière en levant les mains devant ses yeux fermés, les paumes tournées vers l’intérieur. Une fois le cérémonial terminé, elle se servait du voile comme d’un châle et disposait sur une petite table basse un bol d’olives, ainsi qu’une bouteille d’eau-de-vie à base de figues dont elle prélevait quelques gouttes pour les déposer dans un verre miniature. Elle s’asseyait alors en face de moi, et me versait dans un verre à moutarde du jus de pomme. Là, pendant un long moment, elle me regardait en silence avec un large sourire. À cet instant précis, je savais qu’il allait se passer quelque chose de merveilleux. Alors qu’elle voyait que je commençais à m’agiter sur mon trône trop grand, elle se mettait à compter, lentement : dix… neuf… huit… sept… six… cinq… quatre… trois… deux… un… et… zéro ! annonçait-elle dans un joyeux éclat de rire. À chaque fois c’était le même miracle qui se produisait : mon père ouvrait doucement la porte, et en me voyant à sa place, fronçait les sourcils avant de s’écrier d’une voix enjouée : « Petit sacripant, qui donc t’as permis de prendre mon fauteuil, ce n’est pas ta mère j’espère ! » Et tandis que cette dernière tentait mollement de se défendre, il l’embrassait tendrement, puis m’attrapait par la taille, me faisant tournoyer deux ou trois fois autour de sa tête avant de me déposer doucement sur ses genoux. Là, il racontait à maman deux ou trois anecdotes au sujet de tel ou tel fidèle de la synagogue, et alors qu’il vidait d’un trait le verre d’alcool qui avait attendu patiemment, il me disait invariablement : « Mon fils, si je me rends tous les vendredis soir à la synagogue, c’est pour moi la meilleure façon de garder vivante l’âme juive qui est en moi ; je suis un Juif, et fier de l’être. D’ici un an ou deux, tu seras en âge de m’accompagner. Plus tard, bien plus tard, quand tu repenseras à ce que te répétait chaque vendredi soir ton père, et peu importe si ton cheminement t’éloigne de la synagogue, que jamais tu ne puisses avoir honte de ce que tu es : toi aussi, tu es un Juif mon fils, pour l’éternité ! »

*

Le vieil homme, qui sans doute attendait tranquillement que je revinsse de mon petit voyage dans le temps, prit alors la parole, et sans mettre fin à mes souvenirs, les prolongeât :

« D’habitude, je n’allume que deux bougies, une pour Rachel et une pour moi-même, mais ce soir, en laissant la porte du bas entrouverte, j’ai voulu prendre le risque de penser que vous mordriez à l’hameçon. » Puis, sans transition, il ajouta : « Mon ami, savez-vous pourquoi la mézouza est installée de façon oblique ? »

Pour la première fois, je levai les yeux vers lui sans me sentir déstabilisé ; sans doute commençais-je à m’habituer à ses singulières entrées en matière. Et puis, comment ne pas se sentir en confiance dès lors que l’on vous regardait avec autant d’indulgence, avec un regard qui vous invitait à prendre le temps de la réflexion, mais qui surtout vous indiquait que vous étiez en droit de vous tromper. Je réfléchissais un instant. Je n’avais effectivement jamais fait attention à la façon dont était fixée cette satanée mézouza ; le jour de son installation, j’étais bien trop obnubilé par le fait qu’elle n’apparût pas à l’extérieur de mon appartement ; et, une fois ce rude combat gagné, lorsque je refermais la porte de mon appartement les jours suivants, j’évitais de la regarder, comme pour mieux l’oublier. Remarquant mon air songeur, mon hôte poursuivit :

« Il est d’usage de la placer ainsi en mémoire d’une célèbre controverse qui eut lieu jadis entre deux grands sages d’Israël [6], où l’un prônait qu’il fallait placer la mézouza à la verticale, tandis que l’autre défendait la thèse selon laquelle elle devait être placée horizontalement.
— Ah ! je comprends, monsieur Tannenbaum, c’est extrêmement simple ! répondis‑je alors avec l’entrain de l’élève qui veut absolument se faire remarquer de son professeur. On aura alors retenu une solution médiane, un compromis, une façon qui convienne à tout le monde ; pas de vainqueurs, pas de vaincus en somme ; ou plutôt… que des vainqueurs ! concluais-je en fanfaronnant inutilement. »

Le vieil homme répliqua tranquillement : « Ou seulement des vaincus, ne croyez-vous pas ? » après quoi il laissa le silence planer quelques instants avant d’enchaîner : « C’est effectivement l’explication qui nous vient naturellement à l’esprit ; vous trouverez d’ailleurs de nombreux commentaires qui abondent en ce sens. Pourtant, de mon point de vue, cette explication me semble bien peu convaincante, et permettez-moi de commencer par une remarque d’ordre général : je me demande parfois si l’homme ne recherche pas le compromis seulement pour éviter de devoir choisir son camp, car vous n’ignorez pas combien il peut parfois être douloureux de faire des choix, surtout dans le cas d’un rude conflit entre deux personnes, lorsque que vous savez que donner raison à l’une vous fâchera définitivement avec l’autre. Mon jeune ami, n’oubliez pas non plus que rien dans la tradition juive n’ait affaire de compromis ; la Loi de Hachem est intransigeante et refuse toute adaptation qui soit. Ainsi, je crois que si la position oblique de la mézouza a effectivement une portée symbolique, il faut aller chercher ce symbole ailleurs que du côté du compromis. Plutôt que d’interpréter la position oblique comme un moyen de résoudre la divergence d’opinion entre deux célèbres exégètes, il faut plutôt y voir le symbole du conflit lui-même : à savoir que deux sommités d’Israël aient pu soutenir des avis opposés, et qu’aujourd’hui on se souvienne encore d’elles à travers cet épisode ; que l’une pensait que la mezouza devait être fixée verticalement, et que l’autre voulait la voir fixée horizontalement. D’une certaine façon, si j’avais vraiment voulu respecter la tradition, alors j’aurais dû choisir : soit la position horizontale, soit la position verticale, seules ces inclinations restant valables en tant que tel, la position oblique n’étant qu’un symbole du conflit, ce qui est très différent.

— Attendez Monsieur Tannenbaum, si je comprends bien votre raisonnement, la position oblique n’est pas conforme à la tradition, car selon la tradition, il existerait deux positions contradictoires. Pourtant, cette troisième position est devenue une position à part entière, et finalement, avec le temps, traditionnelle, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, je peux donc fixer ma mezouza de trois façons différentes : horizontalement, verticalement, et de façon oblique, sachant que chacune de ces positions sera légitime. Mais entre nous, tout ceci n’est-il pas un peu complexe pour les personnes non initiées, surtout si elles ne sont pas juives ?
— Si c’est correctement explicité, je ne le pense pas, car vous-même semblez avoir très bien saisi la nuance, si subtile soit-elle !
— Ah ! mais je suis quand même juif monsieur Tannenbaum ! répondis-je scandalisé.
— Mon jeune ami, je crois que je vous ai assez importuné pour cette soirée, me répondit-il en souriant. Et je dois vous avouer que si je suis très heureux de votre visite, ma santé ne me permet plus de veiller aussi longuement qu’auparavant ; je me sens déjà terriblement fatigué. Je vais devoir vous raccompagner à ma porte. Si vous le souhaitez, considérez que vous serez, tous les vendredis, mon invité. Je m’excuse également de ne pas vous avoir offert à souper ce soir, mais seulement un apéritif léger. Je peux maintenant vous l’avouer : je n’étais finalement pas totalement certain que vous viendriez !

Heureuse la génération dont les jeunes sont attentifs aux paroles des vieux

Il me fallut plusieurs jours avant de vraiment réaliser la portée de cette première rencontre, car sur le coup je ne compris pas le sourire radieux que je lisais sur son visage lorsque je pris congé de lui. Ce soir-là, Moïse Tannenbaum m’avait dispensé sa première leçon.


[1Viande issue d’animaux choisis et abattus selon la tradition juive

[2Jour dit du « Grand Pardon » ; certainement le jour le plus solennel de l’année juive.

[3Parchemins contenus dans une fine petite boîte rectangulaire fixée à hauteur des yeux sur le chambranle de la porte d’entrée d’une demeure juive.

[4L’équivalent du catéchisme pour les chrétiens, serait tenté d’écrire le narrateur.

[5Terme yiddish pour désigner ceux qui ne sont pas juifs

[6Entre Rachi et son petit fils Rabbénou Tam


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