Par un beau matin du mois d’août

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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En ce tout début de matinée, sans prêter la moindre attention au ciel limpide qui se préparait à accueillir les premiers rayons du soleil, l’homme ouvrit précipitamment les volets de la fenêtre qui donnait sur la rue. Au loin, il venait d’entendre le signal sonore, strident et répétitif, annonçant que le camion poubelle abordait la chaussée à reculons, comme si ce dernier hésitait à venir y prélever tous les détritus que les habitants déversaient à longueur de journée dans de larges conteneurs prévus à cet effet. Au milieu du brouhaha, il perçut également les voix des hommes fluorescents qui, une fois leur tournée matinale à travers les rues désertes terminée, iraient consciencieusement tenter de sauver de la mort la pauvre boîte de conserve dégoulinante d’huile qu’il avait négligemment jetée la veille au soir dans le bac à ordures. Ce matin-là, si l’homme s’était souvenu de cet insignifiant détail, peut‑être aurait‑il été traversé par un léger sentiment de culpabilité ; mais, au grand dam de tous les fanatiques du recyclage qui de leur côté ne se salissaient jamais les mains, les innombrables petits événements qui bousculaient son quotidien et encombraient son esprit ne lui en donnèrent aucunement le temps. Dans la chambre toute proche, son garçon de deux ans avait lui aussi entendu le camion poubelle, et il s’agitait maintenant bruyamment dans son petit lit pour réclamer à son père le droit d’assister au spectacle ; et, comme si l’enfant avait déjà intériorisé le principe des vases communicants, à peine avait‑il vu la benne se goinfrer des lourds sacs remplis de déchets humains, qu’aussitôt il prit conscience de son propre ventre affamé. Le père attentionné fit alors volte-face, passa rapidement devant la petite horloge qui donnait l’heure sans trop se soucier de la façon dont son propriétaire allait bien pouvoir l’utiliser, et calcula qu’il n’avait plus que cinq minutes devant lui avant de quitter le domicile familial. Tous les matins, ce court intervalle de temps lui permettait de nourrir son fils, de l’installer ensuite sur le pot avant de lui débarbouiller le visage, pour enfin lui bâtir à la hâte un château en ruines à l’aide de quelques figures géométriques en bois, car il avait rarement le temps de construire un solide mur d’enceinte avec des tours d’angle qui auraient pu donner à son éphémère édifice, un aspect vaguement médiéval. Une fois l’ensemble de ces tâches réalisées, il lui restait généralement à peine une minute, une toute petite minute pendant laquelle il réussissait l’exploit d’ouvrir l’ensemble des volets de la maisonnée ; de finir son café froid tout en avalant les débris noircis d’une banane entamée la veille ; et enfin, de faire semblant de vérifier consciencieusement l’ensemble des affaires dont il avait besoin pour se rendre à son travail, même si rien de ce que contenait le cartable qu’il allait mettre en bandoulière n’avait vraiment d’importance, si ce n’était celle de lui donner un semblant de contenance.

Ce matin, inexplicablement, il n’eut pas son efficacité coutumière, et c’est l’humeur maussade qu’il quitta précipitamment sa maison sans avoir eu le temps ni de prendre son café ni de manger quoi que ce soit, pas même ce petit fruit qui n’était plus défendu bien au contraire, maintenant qu’il avait été rendu obligatoire par tout un tas de programmes de nutrition distillés à grands coups d’injonctions moralisantes dans l’inconscient alimentaire de toute une population. Un rapide baiser sur le front de sa femme et de son fils, et le voilà qui déjà filait à travers les rues en direction de la gare. Il était étonnant de le voir courir ainsi, obsédé à un point tel par l’heure de départ de son train, qu’il en oublia de jeter un œil attendri aux rues encore endormies, puis de saluer avec respect le soleil qui, dans son costume estival, dardait déjà généreusement les rares passants qui partaient travailler par ce beau matin du début du mois d’août. Le seuil de la gare franchi, et après avoir adressé une bordée d’injures à l’encontre des tourniquets qui avaient une nouvelle fois terminé leur rotation dans ses tibias, l’homme arriva enfin sur le quai, complètement essoufflé certes, mais avec la poignée de secondes d’avance qui d’ordinaire lui permettait de monter sans encombre dans son train. Hélas, sa course effrénée lui avait fait perdre une grande partie de sa lucidité : il se trompa de quai, et le temps de comprendre son erreur, il assista impuissant au départ d’un train qui s’éloignait sans lui. Fortement contrarié par ce regrettable imprévu, l’homme parcourut le quai de long en large, attendant impatiemment que le convoi suivant fût mis en place ; il regardait sans cesse la montre accrochée à son poignet, comme si à chaque fois qu’il en consultait l’heure, il l’oubliait l’instant d’après. Un nouveau coup d’œil à sa montre et l’homme laissa éclater sa colère. Ce nouvel accès, proche de la fureur, était d’autant plus difficile à comprendre qu’il n’avait finalement qu’un quart d’heure à attendre pour pouvoir prendre le départ suivant ; et un quart d’heure, que cela pouvait-il bien représenter au regard de toute une existence ? L’infini vertigineux pour celui qui s’ennuyait ; un bien précieux pour celui dont c’était le seul moment de la journée pendant lequel il espérait avoir comme une vague impression de répit. Un quart d’heure, c’était le temps qu’il fallait pour découvrir une courte histoire de quelques pages. Un quart d’heure, c’était le temps qu’il fallait pour ensuite oublier cette insignifiante lecture…

« C’est un soleil joyeux, puissant, un soleil estival, qui s’est tout d’un coup mis à briller », déclama de façon impromptue notre homme devenu subitement jovial en regardant le train vide s’immobiliser sur le quai. Rasséréné de pouvoir enfin s’installer à son aise dans le wagon désert, il sortit précautionneusement de son cartable un livre assez volumineux, que tentait de protéger sommairement un sac en plastique rouge. C’était un livre de Stefan Zweig, dans lequel étaient regroupées ses nouvelles rédigées avant qu’il ne disparût tragiquement au cœur de la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale, dans son exil brésilien ; et c’est dans la moiteur d’un wagon et la solitude de cette belle matinée d’été, que l’homme ouvrit le livre au hasard (c’est en tout cas naïvement ce qu’il crut) et lut à haute voix les mots en gros caractères qui composaient le titre du texte qu’il s’apprêtait à découvrir : Dans – la – neige. Il partit alors d’un rire éclatant, un rire presque triomphant, avant de céder à l’euphorie, comme si en découvrant le nom de cette nouvelle qui contrastait de façon étonnante avec la chaleur qui se faisait de plus en plus pesante autour de lui, il venait de repérer un de ces multiples signes qui apportaient à son univers la cohérence nécessaire afin que celui-ci ne s’écroulât point. Pleinement détendu, et sans méfiance aucune, car il s’aventurait dans l’univers de l’écrivain pour la première fois, le voyageur commença sa lecture.

*

Ami lecteur, avant de poursuivre ce récit, permettez à celui qui raconte cette histoire, de faire une pause dans sa narration. En effet, ce dernier va devoir vous abandonner quelques instants pour lire la nouvelle que s’apprêtait à découvrir notre homme, ne serait‑ce que pour vous en faire, d’ici un petit quart d’heure, une rapide synthèse, même s’il aurait préféré laisser au voyageur le soin de vous proposer son propre résumé. Mais, vous le savez aussi bien que moi, le lecteur est souvent paresseux et bien peu curieux, et il se satisfera la plupart du temps du court paragraphe en italique rédigé à la hâte par le narrateur. Pourtant, ami lecteur, et pardonnez-moi d’insister, pendant le petit quart d’heure qui va suivre, prenez le temps d’interrompre la lecture de ce récit afin de pénétrer par vous-même dans l’intimité du texte de l’écrivain autrichien. Non seulement vous disposeriez d’informations complémentaires pouvant aider à une meilleure compréhension de l’histoire présente, mais vous pourriez également vous retrouver dans un état d’esprit proche de celui de notre voyageur. Oui, ami lecteur, si vous le souhaitiez, vous pourriez vous‑même vous imaginer à la place de notre homme, le livre ouvert sur vos genoux. Quant au narrateur, comment allait-il bien pouvoir organiser les méandres des pensées de tout ce petit monde ? Laissez donc, je vous prie, l’écrivain à ses secrets de fabrication.

Un quart d’heure est passé.

L’intrigue se déroule en Allemagne, près de la frontière polonaise, dans des temps que l’on jugera aujourd’hui très anciens. Un soir, au milieu de la neige et de l’hiver, la petite communauté juive de la ville s’apprête à célébrer Hanouka [1]. La fête est de courte durée, car un mystérieux voyageur, sinistre annonciateur de mauvaise nouvelle, entre et leur indique que non loin de là, une bande organisée envoie les Juifs à la mort. Et pas plus tard que demain matin, et même peut-être dès cette nuit, le tourbillon mortel sera aux portes de leurs maisons, ne laissant alors pas d’autre choix à la petite communauté que de s’enfuir dans la nuit et le froid. Hélas, ils ne purent aller bien loin, car cette nuit-là, l’ensemble des éléments se déchaînèrent, et s’ils purent échapper au déluge de feu qui déjà embrasait leurs foyers, il leur fut impossible de s’extraire de la tempête de neige qui vint pour toujours, après les avoir recroquevillés les uns contre les autres, les figer dans un éternel et blanc linceul.

*

De nouveau un signal sonore, désagréable, lugubre même, comme un long hurlement. Les portes du wagon venaient de se refermer. Lourdement. Sa lecture tout juste terminée, l’homme remit précipitamment le livre dans le sac en plastique, comme pour l’asphyxier. L’euphorie avait été de courte durée, et c’était maintenant un violent orage qui grondait dans son esprit ; il ne pouvait exprimer que son dégoût pour ce peuple si faible qui se laissait piétiner sans mot dire à la moindre occasion. De nouveau, il fut submergé par la colère, la colère de voir le dieu des Juifs, ce dieu sadique qui les avait pourtant créés, leur envoyer la nature pour les anéantir avant même la main humaine. Après tout, songea-t-il pour tenter de se calmer, ces misérables Juifs ne méritaient-ils pas le sort qui leur avait toujours été réservé depuis la nuit des temps ? Pendant un court instant, il évita de pousser plus loin une réflexion qui lui aurait rapidement permis de conclure qu’il fût peut-être dommage, malgré certaines politiques d’extermination ambitieuses et extrêmement efficaces, qu’aucune n’ait jamais complètement réussi. Pourtant, car il était vain de croire que l’on pût interdire à l’homme de penser, il ne put s’empêcher d’envisager qu’une solution aussi radicale lui aurait sans doute simplifié la vie, comme elle lui aurait également évité de n’entendre parler que des Juifs cet été-là. En effet, depuis plus de trois semaines maintenant, pas un jour sans que fût porté à sa connaissance de longs reportages sur l’ignoble agression dont Israël se rendait coupable envers un de ses pacifiques voisins. Il était sidéré de constater que ce peuple, après avoir lui-même été persécuté et chassé de tous les coins du monde pendant des milliers d’années, en fût venu à agir de manière aussi détestable. Il trouvait ce comportement aussi intolérable qu’incompréhensible, surtout si l’on voulait bien se souvenir avec quelle générosité les Nations avaient autorisé les Juifs à venir s’installer sur ce lopin de terre tout rabougri, ce lieu ruisselant de sang et de fiel pour lequel ils avaient bruyamment réclamé la restitution, avec comme unique argument l’interprétation fallacieuse de deux ou trois phrases issues d’un volumineux et antique bouquin rempli d’inepties. Quant à lui, il avait eu l’occasion de lire des livres très sérieux résumant les dernières avancées de sciences aussi prestigieuses que la sociologie et la psychologie, et il avait fait sien ce concept selon lequel les victimes se muaient inéluctablement en bourreaux ; ou encore, comment n’importe quel bon père de famille pouvait très bien faire le Bien le matin avant de se rendre à son travail, et se retrouver à faire le Mal le soir en rentrant chez lui.

Voilà comment notre homme, encouragé en cela par ses pieuses lectures, n’avait dès lors jamais cessé de poursuivre le noble idéal qu’il s’était fixé, à savoir toujours être du côté des opprimés. De surcroît, rien ne le rendait plus fier que de mettre en adéquation ses actes avec ses idées. C’était pour cette raison d’ailleurs, car seule la raison guidait notre homme, que pas plus tard qu’hier, il était allé manifester en faveur de ce pauvre peuple, si violemment opprimé par les Juifs. « Israël assassin ! » avait-il tout d’abord scandé, non sans une certaine retenue, avec quelques centaines d’autres indignés. Pendant le rassemblement, un jeune manifestant, plus hardi que les autres, s’était même risqué à un timide « Mort aux Juifs ! » ; un long silence gêné avait suivi, l’assemblée présente s’étant rendu compte que cela n’était pas nécessairement une mauvaise idée ; et cette idée de faire son petit bonhomme de chemin, tout doucement, tout naturellement, au fur et à mesure de la progression de la manifestation. Aussi, quand vint l’heure pour tous ces braves gens de se disperser et de rentrer tranquillement chez eux, plusieurs voix s’élevèrent pour lancer un nouveau mot d’ordre : « Tous au quartier juif ! »

« Tous au quartier juif ! », reprit en chœur la quasi‑totalité d’une foule qui accueillit avec enthousiasme ce distrayant imprévu ; et c’est ainsi que, peu de temps après, des passants surpris virent arriver rue de la paix, non loin de la synagogue du même nom, une procession joyeuse et bigarrée au sein de laquelle fusèrent quelques moqueries bon enfant :

« C’est marrant d’avoir foutu une synagogue dans la rue la plus chère du Monopoly, non ?
— C’est pas un Juif qui a inventé le Monopoly d’ailleurs ?
— Rue de la paix pour des gens qui ne pensent qu’à faire la guerre, il n’y a pas un truc qui déconne ?
— Non mais attendez ! C’est pas vrai ça, regardez ! la police est déjà sur place et empêche l’accès au bâtiment ! Putain, même pas le temps de s’amuser un peu ! Pourtant, il y aurait de quoi faire, la synagogue est pleine à craquer ! D’ailleurs, ils n’ont pas l’air d’en mener bien large là‑dedans ! Regarde-moi celui-là, avec ses bigoudis, sa barbiche ridicule et cette filasse blanche qui lui tombe le long de ses jambes ! Si ça se trouve, la bite qu’on lui a raccourcie à la naissance, elle doit pendouiller tout aussi lamentablement ! C’est vraiment un peuple de gonzesses ! Les hommes, même leur queue elle ressemble pas à la nôtre ! Putain, si je pouvais me faire une de ces salopes de Juive, je te jure que je lui ferais bien sucer la mienne ! Là, au moins, elle verrait vraiment ce que c’est qu’un homme, un vrai ! vu qu’elles n’ont le droit de s’enfiler qu’avec une autre poule mouillée de leur race ! Tu me diras, leur enculé de dieu, je suis certain qu’il ne leur donne même pas le droit de pomper une tige ! Tout juste celui de se reproduire pour envahir la surface de la terre ! Sans déconner, vous faites vraiment pitié à voir, bande de dégénérés consanguins ! Non mais regardez-vous, pauvres larves ! vous êtes là, pris au piège, terrés comme des animaux débiles, morts de trouille, et serrés les uns contre les autres. Que vous pouvez avoir l’air con, avec vos soucoupes vissées sur la tête ! Pas étonnant que cela donne envie de défoncer le crâne qui se trouve en dessous ! Quel dommage que certains vous considèrent aujourd’hui comme une espèce à protéger ! Ouais, sans la présence de toute cette flicaille, on vous transformerait vite fait bien fait en espèce en voie d’extinction ! »

Privée de son petit dessert surprise, se sentant si injustement frustrée, la foule qui était jusqu’à présent joyeuse, devint subitement furieuse ; et là, personne ne fit la fine bouche pour hurler « Mort aux Juifs ! » à pleins poumons. Notre homme, que nous avions un temps perdu au milieu de toute cette populace, se fit alors remarquer en mettant le feu à un drapeau blanc et bleu étoilé, drapeau qui immédiatement se consuma en laissant échapper dans l’air des morceaux de tissu enflammés. « Mort aux Juifs ! » « Morts aux Juifs ! » grondait une foule qui, fait étrange, semblait maintenant beaucoup plus nombreuse qu’au début de la manifestation. Parmi cette multitude, il n’y eut pourtant personne pour remarquer les cendres incandescentes, rares vestiges du drapeau violenté, finir leur course dans le fond d’une poubelle qui immédiatement s’embrasa. Le vent qui passait par là, dans un souffle désinvolte, attisa des flammes qui se propagèrent promptement pour atteindre plusieurs véhicules garés le long du trottoir. Sous l’effet de la chaleur, leurs vitres gonflèrent, et tels de vulgaires ballons de baudruche, crevèrent et explosèrent dans une pluie de verre qui atteignit de nombreux manifestants et les blessa. « Ils nous balancent des projectiles les salauds ! Planquez-vous ! Ah ! les lâches, ils profitent de leur protection par les flics pour nous attaquer depuis leur synagogue ! Vous ne perdez rien pour attendre, sales porcs !

*

Le violent épisode qui suivit, à savoir l’affrontement entre les manifestants et les forces de l’ordre, mériterait que l’on s’y attarde, ou plutôt, il mériterait d’être relaté de façon absolument impartiale ; aussi, le narrateur préférera laisser au lecteur éclairé le soin de retracer lui-même le fil des événements, ce dernier disposant aujourd’hui de suffisamment de moyens pour appréhender de façon objective la réalité des choses. Ainsi, il aura certainement pu suivre en direct, par l’intermédiaire des téléphones portables des manifestants, ou par le truchement des caméras de la cohorte de journalistes qui se trouvaient présents sur les lieux au moment des faits, la manifestation dans ses moindres détails. Au pire, il lui aura fallu simplement patienter jusqu’au soir et regarder les journaux télévisés, pour apprendre que seulement quelques débordements avaient émaillé un rassemblement qui s’était globalement déroulé dans le calme et la dignité, et que seuls quelques cas isolés, qui d’ailleurs n’avaient rien à voir avec les pacifiques manifestants, s’étaient rendus coupables de rares incivilités sans conséquences.

C’est ainsi ami lecteur, entre la réalité et les histoires que l’on veut bien vous raconter, il y a souvent un peu d’exagération ; aussi espéré-je que vous saurez faire preuve d’indulgence à l’égard de l’écrivain, et que vous lui pardonnerez ses excès, d’autant plus que vous ne pouvez ignorer que dans son métier, la concurrence est aujourd’hui extrêmement féroce. Pour attirer le chaland, et le narrateur de cette nouvelle est le premier à sincèrement le déplorer, la surenchère est devenue indispensable. Néanmoins, soyez certain qu’il essaye de ne pas en abuser plus que nécessaire ; c’est pourquoi il aura sciemment omis de signaler, alors qu’il regardait l’élégant présentateur négligemment accoudé sur une magnifique table en verre aux reflets bleutés lui narrer la manifestation de la veille avec un large sourire, qu’un texte tout de blanc vêtu défilait paresseusement dans le bas de l’écran : Un homme, qui pourrait être l’auteur du coup de couteau qui a tué un père de famille dans la nuit de samedi à dimanche, s’est constitué prisonnier en milieu d’après-midi. Un premier individu est toujours en garde à vue depuis dimanche – Un automobiliste a tiré sur une voiture, tuant un couple et sa fille. Le suspect, arrêté dans la soirée, serait l’ex-conjoint de la fille décédée lors de la fusillade – Un homme tue sa femme et son fils avant de se donner la mort en se jetant du toit de sa maison – Plusieurs rixes entre candidats au passage vers l’étranger ont eu lieu ces derniers jours près d’une ville côtière. Le nombre de migrants explose dans la ville, créant des situations de conflit entre les différents groupes. L’écrivain aussi est paresseux, et il songera parfois à ajouter quelques lignes sans le moindre effort, par exemple en recopiant sans scrupule quelques dépêches de la rubrique des faits divers. Certes, le procédé n’est guère élégant vous en conviendrez, mais une fois dissipée votre indignation légitime, n’oubliez pas de prendre le temps de la réflexion quant à son morbide contenu. Mais, laissons maintenant de côté cette ennuyeuse analyse de texte, et sans doute serait-il opportun de revenir à l’homme que nous avions laissé seul au milieu de la meute, à cet instant précis où le drapeau en flammes lui échappait des mains.

*

Sentant le danger arriver, l’homme s’esquiva prudemment peu avant les affrontements avec les forces de police, mais c’est néanmoins satisfait du devoir accompli, et surtout fier de sa résistance courageuse face à l’ordre établi et aux puissances de l’argent, qu’il rentra paisiblement chez lui, très tard dans la soirée ; il prit le temps de border son fils et de l’embrasser tendrement, puis s’en alla sereinement retrouver sa femme dans le doux lit conjugal ; peut‑être même avait-il fait l’amour avec celle-ci qui sait. Le lendemain, l’homme avait repris le chemin de son travail, certainement encore un peu perturbé par les événements de la veille, car il n’eut pas le temps de prendre son petit déjeuner ; de plus, il se trompa de quai pour prendre son train ; et, en attendant le départ du suivant, il lut Dans la neige de Stefan Zweig. Sans doute cela vous paraîtra-t-il peu vraisemblable, mais sachez cependant qu’il n’y avait aucune incohérence à crier « Mort aux Juifs » un jour, et à lire un écrivain juif le lendemain ; au contraire, c’était même là la meilleure preuve quant à la remarquable ouverture d’esprit de notre bon père de famille.

*

Après un court trajet en train, ce fut donc une silhouette sinistre qui pénétra en silence au cœur d’un imposant bâtiment, même s’il fallait bien reconnaître que l’endroit eût rendu morose le plus heureux des hommes. Avant de composer le code qui allait déverrouiller la lourde porte en fer amenant aux ascenseurs, l’homme devait traverser un porche sombre et étroit que s’efforçaient d’éclairer sans succès de minuscules néons bleus, et louvoyer, en sus des détritus que le vent qui s’engouffrait en rafales livrait à eux-mêmes, entre des voitures plongeant à une vitesse excessive en direction d’un immense parc de stationnement souterrain. Une fois ce premier obstacle franchi, il devait ensuite insérer une carte magnétique dans un lecteur dont la fonction était de comptabiliser, à la minute près, le temps qu’il allait passer dans les locaux de la société ; puis composer un autre code, légèrement différent du premier (ce qui, au contraire du but recherché, provoquait régulièrement le blocage du système, les membres du personnel ayant tendance à confondre les deux séries de chiffres), afin que l’ascenseur voulût bien l’envoyer au douzième étage ; là, il passait une seconde carte magnétique devant un faisceau lumineux qui ouvrait deux lourdes portes battantes sur un immense couloir sans fenêtre qu’éblouissait de jour comme de nuit une lumière blanche et crue ; enfin, après avoir longé un interminable vestibule bordé de bureaux inoccupés, il prenait place en soupirant devant l’ordinateur qui trônait au milieu d’une immense pièce aux couleurs crème située dans ce coin du bâtiment où l’on ne se rendait généralement que pour s’y perdre.

Cela faisait maintenant plus d’un an qu’il vivotait là, seul, avec comme mornes et uniques compagnons un haut vestiaire gris qui bâillait à longueur de journée, car la clef s’était depuis longtemps volatilisée, ainsi qu’une vieille armoire si peu sollicitée qu’elle accueillait en son sein plus d’étagères que de dossiers en cours de traitement. Sur sa table de travail, côtoyant une bouteille d’eau vide remplie de condensation et une boîte de trombones éventrée, sommeillaient deux pochettes cartonnées, très fines et légèrement poussiéreuses, derniers détails d’un bureau qui ne laissait aucun doute quant à l’inexorable déclin de son habitant. Depuis quelques mois en effet, il avait été mis sur la touche, lui qui depuis son arrivée dans le service financier de cette importante société de services avait pourtant toujours su se débrouiller afin que lui fussent réservés les dossiers les plus intéressants et les plus rémunérateurs. Et puis un jour, pour une raison qui aujourd’hui encore lui échappait, et qui certainement échappait également à ceux qui en avaient initié le processus, on avait commencé à l’oublier. De proche en proche, il était passé d’une vie professionnelle intense où les lourdes responsabilités qui lui étaient confiées le rassuraient quant à son importance et son utilité, à devoir aujourd’hui, pour tuer le temps et tromper l’ennui, passer des heures rivé sur son écran à errer dans les dédales de l’internet. Espérant peut-être ainsi conserver l’illusion que le Monde ne pût continuer de tourner sans lui, il s’était mis à tourner avec lui, quitte à en avoir le vertige : mois après mois, semaine après semaine, jour après jour, heure après heure, minute après minute, seconde après seconde, il parcourait inlassablement tous les plus importants sites qui diffusaient de l’information sur cet univers en perpétuelle effervescence : de l’information en continu ; de l’information à longueur de journée ; de l’information jusqu’au cœur de la nuit et à l’autre bout de la planète ; de l’information qui jamais ne s’arrêtait, pas même un court instant, ne serait-ce que pour donner le temps à ceux qui la diffusaient, de réfléchir quelques secondes quant à la provenance et à la pertinence de chacune des dépêches qui s’affichaient en continu sur les écrans. Remplir, encore et toujours, remplir… ; remplir, inonder constamment les cerveaux d’informations dans le vacarme incessant des rotatives et le bourdonnement ininterrompu des disques durs.

*

Que parfois nous prenions le temps de nous arrêter quelques instants, de sortir la tête de nos écrans, de lever les mains de nos claviers, puis d’arrêter nos ordinateurs, afin que le bruit lancinant de la ventilation de ce dernier cesse de venir nous perturber. Cette seule action ne saurait être suffisante, car perdurera encore le vacarme des portes qui claquent, et nous parviendront toujours au loin les conversations de nos collègues. Il nous faudra alors fermer précautionneusement la porte de notre bureau, et avant de retourner nous asseoir, de stopper la climatisation pour qu’enfin il parvienne jusqu’à nous, le silence…


L’entendez-vous maintenant ? Entendez-vous le silence ? … Non ? Vous me dites que vous n’entendez rien ! Comment ça vous n’entendez rien ? … Peur ? Vous avez peur ? Mais comment pouvez‑vous avoir peur ? Et de quoi ? Vous êtes protégé d’un côté des incendies par une lourde porte coupe-feu, et de l’autre de vos bouffées d’angoisse par des vitres en triple épaisseur que jamais vous ne seriez capable d’ouvrir si soudainement, il vous prenait l’envie de vous jeter par la fenêtre. Dans un environnement si sécurisé, de quoi pourriez-vous avoir peur ? … Du vide ? Vous n’entendez pas le silence, mais seulement le néant d’un univers vide qui vient à vous pour vous engloutir ? Que votre réaction me semble bien étrange, c’est pourtant si beau à écouter le silence. Essayez encore une fois, acceptez sa reposante compagnie…

Non, toujours pas ? Votre réaction est vraiment très étrange. Enfin, puisque vous me semblez complètement perdu en sa présence, ou en son absence, je ne saurais dire, sans doute serait-il effectivement préférable que le tumulte du Monde revienne vous visiter.

C’est fait ? Votre ordinateur est-il de nouveau allumé ? Le bourdonnement familier a-t-il repris ? Vous sentez-vous mieux ? Parfait, vous pouvez maintenant oublier cette brève interruption ; vous pouvez reprendre votre navigation sur les vagues du réseau planétaire, et vous laisser bercer par toute cette humanité assourdissante.

*

Rassuré par le doux vrombissement de l’ordinateur, notre homme se consacra à sa routine journalière : il commençait généralement par consulter la version électronique d’un grand quotidien national ; et, paniqué par l’ampleur des terribles nouvelles qu’il découvrait, surtout quand elles étaient agrémentées de photos sanguinolentes qui exacerbaient son émotivité, il s’efforçait ensuite de se détendre en parcourant l’actualité sportive, même si là également, il s’était bien rendu compte que les images floues de chutes spectaculaires et de blessures graves prenaient progressivement l’ascendant sur les longs récits relatant avec talent tel événement d’importance. Puis, lorsque les regrets et la mélancolie le submergeaient – car souvent il repensait à ses jeunes années ; ces années pendant lesquelles il avait eu les capacités physiques pour devenir lui-même un grand champion ; ces années où ce rêve s’était pourtant rapidement évaporé dans l’ivresse des bars – il butinait au hasard sur la toile tel un maladroit bourdon perdu au milieu d’un champ de fleurs fanées. Une fois la triste et bucolique métaphore envolée, il reprenait courage un court instant, partant de nouveau à l’assaut de l’actualité de la planète avec le secret espoir de se sentir transporté au milieu des événements qu’il lisait ; parfois, il se risquait même à s’aventurer sur le rivage d’un site inconnu, mais l’effort d’une telle démarche lui était devenu si insupportable, qu’il revenait invariablement à son petit univers familier, et ce jusqu’au moment où sa matinée enfin se terminait sans que jamais son esprit n’eût réussi à vraiment s’évader. Là, il patientait encore de longues minutes, attendant d’être certain que le restaurant d’entreprise se fût presque entièrement vidé de ses convives pour n’avoir personne à y croiser ; puis, de retour dans son bureau après un repas vite avalé, il fermait les yeux avant d’entamer une lente et pénible digestion avachi dans son fauteuil, parcourant de façon fragmentaire la multitude de commentaires qui s’accumulaient à la fin des articles consultés au cours de la matinée. Il était parfois tenté de partager ses propres réflexions, mais il devait se rendre à cette triste évidence : il était bien rare qu’il eût une opinion sur quelque sujet que ce soit ; alors, perturbé par une lecture qui n’avait comme seule conséquence que d’exacerber les nombreux travers inhérents à l’espèce humaine, il finissait par se convaincre, non sans une certaine clairvoyance, qu’il était finalement préférable qu’il n’eût rien à ajouter au malheur du monde. Terriblement las, il se levait péniblement et marchait machinalement en direction de la porte en se demandant s’il devait laisser celle-ci ouverte ou fermée : il la regardait pendant une longue minute, et sans avoir été capable de prendre la moindre décision, il retournait s’asseoir en soupirant pour reproduire à l’identique l’après‑midi, le scénario de la matinée écoulée. Parfois, le déroulement mécanique de son existence s’interrompait, lorsque quelqu’un venait à s’arrêter devant son bureau pour lui demander son chemin. En un éclair, il retrouvait immédiatement le rôle qu’il avait si bien tenu au temps béni de ses succès : il prenait un air soucieux, faisait mine de s’extraire difficilement du cas compliqué qu’il était en train de traiter, et tout en adressant son plus beau sourire au visiteur égaré, il lui indiquait très courtoisement le chemin à suivre pour parvenir à destination ; et, à peine avait-il été remercié par son interlocuteur, qu’il faisait mine de replonger avec le plus grand sérieux dans les méandres de ses pensées et d’un travail qui ne pouvaient en aucun cas souffrir d’une pause trop importante.

*

Par ce beau matin du mois d’août, l’homme s’était donc installé face à son bureau et s’apprêtait à vivre sa journée de la même façon que les jours précédents. Pourtant, un observateur attentif aurait certainement remarqué que ce matin-là, une respiration saccadée avait remplacé le long soupir qui d’ordinaire l’accompagnait lorsqu’il prenait place dans son fauteuil ; et à cet observateur qui s’interrogeait, le narrateur aurait pu rappeler les événements qui avaient désorganisé son début de journée : notre homme n’avait pas eu le temps de déjeuner ; il avait ensuite raté son train ; puis avait lu un texte qui l’avait passablement énervé, cet enchaînement expliquant ainsi son humeur exécrable. D’ailleurs, l’homme sentait bien que le déroulement de cette journée lui échappait, qu’elle ne suivait pas le même chemin que d’habitude, ce chemin qu’il avait pourtant consciencieusement creusé jour après jour au point d’emprunter une tranchée au fond de laquelle il ne voyait plus le ciel par-delà ses rebords.

Afin de retrouver au plus vite un semblant de sécurité, notre homme mit en route sans tarder son ordinateur, et s’abîma dans la lecture des actualités ; il ignorait à cet instant combien ce petit geste anodin allait le conduire bien loin de son talus, par le truchement de vires dangereuses et escarpées, à quelques pas du vide.

*

Les envoyés spéciaux qui lui permettaient de vivre depuis près d’un mois l’agression d’Israël au cœur même du territoire outragé, à la différence notable que lui ne courait aucun danger, faisaient état ce matin-là d’une nuit de combats meurtriers sans précédent, et ce avec force détails et autres images insoutenables. Alors que ces reportages n’avaient pour objectif que d’informer les honnêtes citoyens, il advint qu’ils provoquèrent chez notre homme une vive compassion. Il ne fut d’ailleurs pas le seul à réagir ainsi, car il put lire, en marge de l’article de presse, qu’une manifestation en faveur du peuple meurtri était organisée le jour même, vers midi, non loin du quartier d’affaires où il travaillait. Chose étonnante, alors que jamais il ne se défaisait de son insipide quotidien, l’idée de s’absenter pour se rendre à cette manifestation lui traversa immédiatement l’esprit. Dans un nouveau moment d’euphorie, mais également avec l’enivrante impression d’être enfin au cœur de l’actualité brûlante qui occupait l’ensemble de l’humanité, il commença à fébrilement étudier son déplacement vers le lieu du rassemblement. Sa matinée fut dès lors chaotique : il fut en proie à de telles bouffées de chaleur qu’il s’agitait frénétiquement sur sa chaise en tenant des propos décousus, à un point tel que les personnes qui s’étaient perdues dans cette partie du bâtiment, et qui ne purent à aucun moment attirer son attention afin qu’il leur indiquât la sortie, s’en inquiétèrent et vinrent à en informer le service du personnel. Voilà comment, peu avant midi, alors qu’il était sur le point de quitter son poste pour rejoindre la manifestation, il reçut un appel téléphonique qui le déstabilisa : « Bonjour monsieur J., excusez-moi de vous prévenir si tardivement, mais le responsable du personnel souhaiterait vous recevoir. Il vous attend dans son bureau vers 14 h. Au revoir, monsieur J. »

Il y a encore peu de temps, il aurait accueilli la nouvelle avec satisfaction, étant certain d’obtenir à l’issue du rendez-vous, soit une promotion, soit de nouvelles responsabilités ; mais, au vu des circonstances actuelles, il se demandait quelle mauvaise nouvelle allait bien pouvoir lui être annoncée, car il ne cessait d’être terrorisé qu’un jour il pût purement et simplement être congédié. Depuis qu’il n’était plus utile à personne dans cette entreprise, il vivait en permanence avec cette angoisse, car il n’ignorait pas que tôt ou tard, même l’entreprise la plus humaine qui soit ne continuerait pas à rémunérer un de ses employés sans en tirer le moindre bénéfice. Il savait pertinemment que ce moment arriverait, et ce même s’il avait toujours pris soin de bien courber le dos, de ne jamais se révolter, espérant ainsi que ce lâche comportement lui apporterait paix et tranquillité le plus longtemps possible. Oubliant aussitôt la frustration de ne pouvoir se rendre à la manifestation, tant il était maintenant préoccupé par le rendez-vous de l’après-midi, il alla anxieusement vérifier dans l’organigramme de la société le numéro du bureau du responsable des ressources humaines, notant non sans quelque inquiétude qu’il commençait maintenant à ne plus se souvenir de ce genre de petits détails qu’hier encore il maîtrisait parfaitement. Il consultait nerveusement la liste des employés quand soudain, en lisant le nom du responsable du personnel, il eut une révélation, une révélation incroyable, une révélation qui le ramena brutalement dans un univers logique et cohérent.

G-O-L-D-B-E-R-G. En épongeant un front tremblant où perlaient de grosses gouttes de sueur, il se demanda comment il avait fait pour ne pas le remarquer plus tôt. Goldberg, le responsable des ressources humaines s’appelait Goldberg. Goldberg. Goldberg. Une fois, deux fois, trois fois il répéta ce patronyme à voix haute, jusqu’à finir par le hurler : GOLDBERG ! Le responsable des ressources humaines était un Juif, un salaud de Juif qui voulait lui faire la peau. Oui, c’était ça. Il s’en souvenait maintenant. Celui-ci avait pris ses fonctions il y avait un an, au moment même où il avait commencé à ne plus être considéré. La coïncidence était frappante. Évidente. La vérité avait toujours été là, sous ses yeux, mais il lui avait fallu pourtant attendre une année avant de s’en apercevoir… Bon sang ! pourquoi lui en voulait-on ainsi ? Peut-être… peut-être que ce petit israélite de rien du tout l’avait entendu raconter une blague salace mais innocente sur les Juifs, une histoire de nez crochu ou de gaz hilarant, un midi au restaurant de la société ? Et ce pauvre type, ce nabot avec son misérable petit pouvoir, en aurait certainement fait une affaire personnelle pour la simple raison qu’il n’avait aucun humour ! Pendant près d’une heure, il essaya de se remémorer d’autres situations pendant lesquelles il aurait pu se faire piéger par ce sale petit con. Il était dans une rage telle qu’il en oublia d’aller manger, et lorsque son estomac commença à franchement le tirailler, l’heure était passée et le restaurant fermé depuis longtemps. De plus, il commençait à être sujet à de violents maux de tête. Tout ceci ajouté à l’étouffante chaleur extérieure contrastant avec le froid glacial soufflé par la climatisation de son bureau, et il fut bientôt pris de nausées au point de devoir se précipiter aux toilettes dans une démarche chancelante. Ce fut avec le visage livide qu’il s’accouda aux urinoirs, sous le regard inquiet d’un collègue qui lui demanda s’il se sentait bien. Ignorant la question, mais peut-être ne l’avait-il simplement pas entendue, il tordit le cou et un visage traversé par les convulsions pour tenter d’apercevoir le bas-ventre de son voisin par-dessus les urinoirs, voisin qui bégaya immédiatement quelques mots d’excuse avant de sortir précipitamment des sanitaires. « Encore un Juif ! », en conclut‑il. Il en était certain, cet avorton à lunettes qui pissait à côté de lui était un autre Juif infiltré dans la société, et qui ne voulait surtout pas que cela se sache. « Parce que sinon, pourquoi aurait-il vidé si rapidement les lieux ? hein, pourquoi ? Il avait été pris de panique au moment où j’allais découvrir qu’il était circoncis, c’était évident ! » s’exclama-t-il, complètement halluciné. À bout de force, il sortit des toilettes ; il avait maintenant la tête dans un étau ; la douleur était telle qu’il voyait parfois des taches blanches lui passer devant les yeux.

De sa rencontre avec le responsable des ressources humaines, il n’eut presque aucun souvenir ; il se rappela à peine qu’à la fin de l’entretien, ce dernier, d’un air compatissant, lui avait conseillé de rentrer chez lui et de consulter un médecin afin qu’il lui accordât un peu de repos. « Rentrer chez moi, jamais ! » s’était-il entendu grommeler. « Une fois que j’aurai le dos tourné, toi et ton petit copain en profiterez pour me licencier, pour la simple raison que j’ai mis à jour votre véritable identité ! Je suis même certain que d’autres Juifs se cachent dans cette boîte, notamment la secrétaire du troisième, celle qui a une coupe au carré bien sage et une longue jupe plissée » ânonna-t-il en retournant dans son bureau où fou de rage, il apprit que la manifestation de l’après‑midi avait finalement été interdite. « Encore un coup de la juiverie internationale ! Elle est partout ; même au plus haut sommet de l’État ! » éructa-t-il en frappant sur des vitres qui ne bronchèrent pas malgré la violence du choc. Au milieu de la tempête qui agitait son cerveau, il eut un court et singulier sursaut de lucidité, sursaut pendant lequel il eut juste le temps de remarquer deux commentaires étranges, voire irréels, au milieu du torrent de haine qui suivait la dépêche de l’interdiction : il y avait, parmi tous ces gens qui s’insultaient, le commentaire d’un poète, terrorisé de penser que jamais il ne serait lu, et celui d’un cadre qu’il identifiait comme étant assez jeune, visiblement englué dans le monde chimérique des jeux en ligne, et qui s’extasiait devant la beauté des rimes du poète inconnu. Devant cette vision apocalyptique du Monde, et parce que son mal de tête devenait absolument insupportable, il se résolut néanmoins, malgré la terrible peur de ce que pourrait maintenant lui réserver le lendemain, à écourter sa journée de travail afin de rentrer plus tôt chez lui. Tel un fantôme, il se rendit à la gare sans prêter attention aux horaires qui défilaient sur les écrans bleu pâle, se laissa emporter par les escaliers roulants avant de s’installer dans le train qui était à quai. À peine assis, il plongea dans un profond sommeil, et ne dut son réveil, plus tard dans la soirée, qu’à l’agent de sécurité qui, tapant sans ménagement sur son épaule, lui signifia qu’il devait maintenant descendre avant que le train ne fût aiguillé vers son dépôt. La nuit était tombée depuis longtemps, et si sa tête lui faisait toujours atrocement mal, une colère froide et maîtrisée enveloppait maintenant tout son être. Tel un automate que l’on aurait remonté au cran le plus haut, il se mit debout prestement, salua un agent de sécurité surpris par sa vitesse de réaction et ses gestes saccadés, puis quitta rapidement la gare en enjambant adroitement les tourniquets.

*

Quand il arriva devant son domicile, il fut pris d’un léger vertige ; il marqua alors un bref temps d’arrêt, retrouva sa froide contenance avant d’ouvrir sans ménagement la porte de la maisonnée. Il avait à peine franchi le seuil de son foyer, qu’une femme en pleurs, oscillant entre le soulagement et les reproches, se précipita vers lui : « mais où donc étais-tu passé mon Judas ? Ne te voyant arriver, et n’arrivant pas à te joindre, la nourrice m’a téléphoné et j’ai dû partir à la hâte chercher Zacharie alors que je présidais une importante réunion ! Depuis, je me fais un sang d’encre mon amour, un sang d’encre ! Que se passe-t-il mon Judas, que se passe-t-il ? » L’homme repoussa alors sa femme sans ménagement, et d’une voix blanche lui dit : « laisse‑moi, Esther, laisse‑moi tranquille », avant d’être aussitôt saisi par un rire hystérique. La saisissant par les cheveux, il la gifla si violemment que sa tête vînt heurter une armoire ; la femme s’écroula alors sur le sol, où elle resta allongée, inconsciente. Apeuré par le bruit, l’enfant qu’elle venait de mettre au lit dans la chambre voisine commença à pleurnicher doucement. « Oui, même dans ma propre famille, des Juifs ! Les Juifs ont réussi à infiltrer mon propre domicile. Il va falloir mettre un terme à cette invasion, là, tout de suite, sans traîner… » articula-t-il avec difficulté en même temps qu’il déboutonnait son pantalon. Passant immédiatement à l’acte, il viola brutalement la femme qui gisait inerte sur le plancher, puis la noya dans la baignoire. Il assomma ensuite à l’aide d’un petit marteau, le gosse qui se débattit à peine dans ses mains, avant de le glisser dans un grand sac en plastique opaque qu’il balança sans ménagement dans le large bac à ordures qui somnolait au fond de la cour. Puis, au lieu de s’en aller dans sa chambre dormir du sommeil du juste, il grimpa de façon acrobatique sur le toit de sa maison en passant par le balcon, et les mains jointes, psalmodia une triste et curieuse mélodie :

Je suis Judas le tueur d’enfants
Je suis Judas le mécréant
Je suis Judas le macchabée
Pour qui le livre de la vie va se fermer

Il venait à peine de terminer ce qui allait advenir son épitaphe, qu’il perdit l’équilibre ; il vacilla quelques instants, et tomba en avant, les bras en croix. Alors, dans un sursaut de folie rédemptrice, il se mit à hurler : « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur, maintenant et à l’heure de ma… » Un bruit mat sur le sol, une large flaque de sang qui se répand. Et le silence, enfin le silence…

Oui, enfin le doux silence d’une tranquille soirée d’été qui concluait tragiquement ce fait divers qui avait commencé par un beau matin du mois d’août, et qui demain soir peut-être, défilera paresseusement au milieu de tant d’autres hélas, en bas de vos écrans. Un homme tue sa femme et son fils avant de se donner la mort en se jetant du toit de sa maison. Il était finalement tellement plus confortable de résumer l’horreur en une phrase banale, une phrase neutre, sans aucune émotion. Les faits, rien que les faits, en quelques mots anodins. Et c’était, pour la tranquillité du lecteur, aussi bien que pour la sérénité du narrateur, beaucoup mieux ainsi.


[1La fête des lumières


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