L’Unité des valeurs

mardi 10 mai 2022
par  Paul Jeanzé
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L’urgence de ces réflexions m’a été suggérée par un des monologues parallèles - toujours féconds - où se rencontrent Max Gallo et Guy Sorman dans L’Événement du jeudi [1]. Ils y décrivent le caractère, en bien des points artificiel et donc néfaste, de l’opposition classique entre capitalisme et socialisme pour l’un, et pour l’autre celle de la distinction droite-gauche. Chacun de ces projets de société présenterait une face positive et une face négative. Un effort de lucidité d’analyse met en évidence que l’« envers » de chacun d’entre eux procède finalement du refus et donc de l’absence des valeurs qui font le bénéfice de l’autre. D’où le titre du sujet qu’ils traitent, semble-t-il, avec la même méthode d’approche : « Y a-t-il une troisième voie ? »
Au niveau où ce sujet aura été pris, il ne pourrait s’agir de la solution primaire d’un amalgame ou d’un « syncrétisme ». Ce qui est en question dans cette séparation est en effet une différence globale de sensibilité. Et cela condamne les sociétés vraiment démocratiques au fléau de l’alternance. De quoi serait faite la solution, si simple théoriquement, d’un « juste milieu », qu’aucun Aristote sociologue n’a, apparemment, jamais encore élaborée ?
Occupé à y réfléchir, je me suis rendu compte que ce problème se pose, pratiquement dans le même temps, à la société française et à la société israélienne. Dans les deux cas, bien qu’en ordre inversé, un système installé sur l’échec de celui qu’il remplace affronte les difficultés complémentaires des incapacités précédentes. C’est pourquoi j’ai spontanément pensé à l’un des thèmes les plus fondamentaux du monothéisme hébreu : celui de l’Unité des valeurs. Je tenterai d’en parler en français.
Le monothéisme hébreu est surtout connu comme étant l’affirmation de la croyance en un Dieu Unique. C’est ainsi, en général, que les exégètes non juifs traduisent le mot Ehad, qui affirme la proclamation de l’Unité de Dieu.
Il y a là, cependant, une erreur de lecture. C’est un tout autre mot, Yahid, qui exprime l’Unicité. En dehors même de tout problème proprement théologique, ces deux catégories sont radicalement différentes. Dire que Dieu est Unique n’est pas faux, mais cela risque souvent de mener à la proposition suivante : Dieu est Unique, et c’est le mien. On devine le risque de l’impérialisme religieux sous-jacent. Bien des monothéismes, d’origine biblique cependant, n’y ont pas échappé. Ce risque est permanent, si on n’y ajoute pas le renouvellement de sens, proprement hébreu, de l’affirmation : ce Dieu Unique, qui est seul à être Dieu, est Un. C’est dire qu’il concerne toutes les créatures et est concerné par toutes, et pas seulement pas ses fidèles déclarés. En ce cas, en effet, il ne s’agirait pas de monothéisme, mais de monolâtrie.
On le comprend bien : quand le croyant parle du Dieu Un, un philosophe parle de l’Unité des valeurs. Que ce soit la spécificité du monothéisme hébreu, j’en trouve la preuve dans l’impact qu’il a eu sur l’universel humain, quoi qu’il soit par ailleurs advenu en chrétienté, pour l’Occident, et en islam, pour l’Orient.

Or, cette notion, l’Unité des valeurs, n’est pas, a priori, « un être de raison », une évidence. Il s’agit d’une option de foi, d’un engagement. En effet, les valeurs, toutes « valables », ne sont pas forcément compatibles. Elles sont le plus souvent contradictoires. Le beau n’est pas forcément vrai, le vrai n’est pas forcément bon. C’est lorsqu’il y a coïncidence que l’on a quelque intuition de ce que pourrait être la sainteté. Par exemple, ce que serait un sourire dans un regard d’enfant. De fait, c’est lorsque l’on considère le problème moral, qui est l’âme du problème social, que les valeurs se font précisément exclusives l’une de l’autre. Ainsi, par exemple, justice et liberté : plus il y a de justice et moins il y a de liberté. La justice pour tous ne peut qu’être imposée, et cela supprime la liberté. Ainsi, de même, justice et charité. Il s’agit cependant de deux absolus de la moralité. Tous deux sont « piliers sur lesquels le monde repose ». Et pourtant, lorsque je suis occupé à être juste, je viole la charité ; lorsque je suis charitable, je viole la justice. Ne pourrait-on donc être jamais moral en vérité ?
Ceci aide à comprendre un des mystères de l’histoire biblique. Toute tradition, spirituelle, culturelle, politique, philosophique, religieuse, a un fondateur. Le cas particulier de la tradition d’Israël, c’est qu’elle eut trois fondateurs, en filiation directe : « Abraham qui engendra Isaac, qui engendra Jacob, lequel fut nommé Israël. » Or, l’étude traditionnelle de l’histoire de ces trois Justes montre qu’ils ne furent pas des sosies dans la foi et dans la vertu. Abraham fut l’homme de la charité, première dans l’ordre des vertus ; Isaac l’homme de la justice stricte ; Jacob, seul, surmonta l’épreuve de l’Unité des valeurs, à la fois fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham. C’est en cela qu’il reçut le nom d’Israël. Tout ceci, bien entendu, s’étudie en hébreu dans le texte. On peut néanmoins le lire en français.

Ce paradigme de l’histoire des Patriarches est une grille pour notre problème de société. Ne peut-on imaginer un système politique où les compétences de chaque tendance d’une société donnée s’additionneraient, parce que vouées à résoudre le problème adéquat ? Tel ministère serait par définition de vocation de gauche, et tel autre de droite… Lesquels ? Les vraies démocraties ont une histoire d’expérience assez dense pour posséder aussi cette sagacité-là. Et, au fond, cela ne dépendrait que d’un chef d’État capable d’être pour son peuple une instance d’unanimité. Monarque ? Pas forcément. Certainement, en tout cas, frère de tous ses frères, et non uniquement homme de parti. De Gaulle en France se voulait-il ainsi ; et qui donc le serait pour Israël ?
Est-ce là vraiment une utopie ? En ce cas de la nature, comme disaient les philosophes, l’aurait déjà réalisée pour l’homme, en le dotant de deux mains. Déjà la main humaine, au pouce opposable aux autres doigts, fut le mystère du commencement de la civilisation. Or, la main droite et la main gauche ne coïncideront jamais. Elles sont toutes deux cependant indispensables à la geste de l’homme. Il arrive toutefois qu’elles s’étreignent. À l’heure du danger, pour la prière. Et c’est le temps de l’union nationale pour les sociétés en péril. Elles se joignent aussi, pour le salut, comme dans telle culture d’autrefois. Que faudrait-il pour que cela permettre aussi le salut des sociétés d’aujourd’hui ?

Article publié dans Passages 61, avril 1994


[1« Y a-t-il une troisième voie ? », L’Événement du jeudi du 13 au 19/01/1994


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