Chapitre VI

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
popularité : 24%

Assis sur la caisse à outils, au-dessus de la salle des machines, pépé Anton’ fumait sa cigarette. Il avait mangé la soupe avec Tabou, Colon et Portalis. Ce soir, au lieu de lui tenir compagnie, les gars avaient filé, probablement chez Estelle. La belle saison leur montait à la tête. À tous ! Là-bas, au café La Marine, on s’agitait, on chantait. Et, comme le ciel criblé d’étoiles, la joie des hommes annonçait les soirs chauds d’été.

Teuf teuf… Teuf teuf.

Les deux Marie passèrent près de l’Andromède. Pépé Anton’ se pencha et salua l’équipe. Garcia partait bougrement tard ; c’était une nuit sans lune, il ramènerait quand même du poisson. Pépé Anton’ serra les bras sur sa poitrine, comme s’il s’agissait des deux extrémités d’un filet. Il rêvait de cette pêche à la lumière, miraculeuse, lorsqu’on jette à pleine épuisette dans la barque les poissons frétillants et que l’odeur profonde de la mer vous enveloppe. Voilà un genre de pêche qu’il admettait ; mais pas celle des chalutiers qui bêtement raflent tout. Il se souvint que Portalis lui avait raconté qu’un temps viendrait où les pêcheurs comme ceux de Ferreal disparaîtraient, comme disparaissent déjà ces équipages composés de rudes gars qui vont loin dans l’Atlantique pêcher le hareng et la sardine ; et Portalis ajoutait qu’ils devraient tous travailler pour de gros armateurs, comme les ouvriers pour le patron de leur usine.

—  Jamais je n’accepterai, gronda pépé Anton’.

Il se leva, regarda l’eau d’où montait une odeur fraîche, puis le café La Marine maintenant silencieux. Bon, c’était l’heure d’aller se coucher ! Il alluma sa lampe-tempête. Des rats couraient furtivement, qu’il trouvait parfois installés dans son cagibi. Avant de s’allonger, il remua sa paillasse ; il éteignit, ferma les paupières. Il s’éveillait le plus souvent dès l’aurore, une vieille habitude de pêcheur.

Cette nuit-là, il se réveilla avant. L’air pesait, orageux. Il rejeta sa couverture et resta immobile, dans le noir. Il était seul sur l’Andromède, qui n’enfermait qu’un homme dans ses flancs, après en avoir enfermé combien ? Il était parvenu à reconstituer l’histoire du cargo et de ses voyages, en déchiffrant, çà et là, des noms : Alger, Alicante, 24 juin 1907, Gênes, Trieste, Marseille, Casablanca. Portalis lui avait montré sur la carte la position de ces grands ports. La coque de l’Andromède avait fendu les eaux de l’Atlantique et celles de la Méditerranée, cette même coque qui trempait désormais dans une eau morte, vide après avoir été pleine de marchandises précieuses comme le blé, utiles comme la chaux. Si l’Andromède avait rendu de longs services, pourquoi n’en était-il pas de même des autres cargos, plus modernes ? N’y avait-il pas toujours des hommes qui attendaient du blé pour vivre, de la chaux pour construire leurs maisons ? « C’est la crise dans le monde capitaliste », lui expliquait Portalis. C’était peut-être une des raisons…

Pépé Anton’ pensa qu’on vivait plus heureux dans leur île. On mangeait des patates, des tomates, du poisson, presque jamais de viande ; mais on mangeait tous ! Il n’y avait pas de chemin de fer, pas beaucoup d’autos et de mécaniques, ni affiches, ni journaux, ni T.S.F. – voilà ce qu’on trouvait chez ceux du continent, aux dires de Portalis. Il y avait des pierres et des herbes sauvages, des vaches maigres et des petits cochons noirs ; pas de ces richesses qui font que des étrangers vous envahiront, ou des curiosités qu’ils viendront admirer comme dans certaines îles méditerranéennes.

Un bruit bizarre arracha pépé Anton’ à ses réflexions. Un rat ? Non, comme le bruit d’un pas. Il écouta. Des frôlements d’insectes, les murmures de la nuit, un clapotis. Brusquement, il se leva : cette fois, il avait entendu tinter de la ferraille.

Il couchait avec son pantalon et son maillot ; pieds nus, il s’enfonça dans une ombre familière, monta une échelle, arriva sur le pont. Une forme bougeait… celle d’un homme… petit, pas large d’épaules, avec de longs bras, comme Palau.

—  C’est lui, cré bon dieu ! Qu’est-ce qu’il fabrique ?

Palau se pencha au-dessus de l’eau et laissa glisser une corde au bout de laquelle il avait attaché un paquet de tubes. Du cuivre ? Demain, il engueulerait pépé Anton’, il raconterait aux Quintana que leur gardien faisait mal son métier. Ah ! le salaud. Du cuivre qu’il vendrait en douce. Pépé Anton’, pas surpris de rencontrer là son bonhomme, se coula à plat ventre, sans bruit, bien en tapinois.

Il allait lui flanquer la main au collet, comme à un malfaiteur… Non… Il eut un rire silencieux, un rire de jubilation. Caché derrière un tas de cordages, il observait : Palau ficelait de nouveaux tubes, il se pencha encore… Sans attendre, pépé Anton’ se redressa d’un jet, bondit, et des deux bras poussa Palau dans le vide.
Il entendit un juron, le floc d’un corps qui enfonce, barbote, puis des hurlements.

—  Au secours !… Pépé !

Pépé Anton’ le vit se débattre à quelques mètres de son canot. Il ne savait donc pas nager ? deux brasses et il pouvait s’y accrocher, l’imbécile. Fallait cependant pas le laisser crever.

—  Attrape ! et il lui lança un cordage.

Quand il l’eut aidé à se hisser sur le pont, il attendit. Le Palau n’en menait pas large, étourdi, haletant, s’ébrouant comme un roquet. Enfin, il releva la tête, et de sa voix hargneuse interrogea :

—  C’est vous qui m’avez poussé ?

Pépé Anton’ était résolu à bien profiter de la situation, car depuis un temps Palau se montrait encore plus enragé. Il répliqua, presque humblement :

—  Je t’ai pris pour un autre. Je faisais mon métier de gardien.

—  Tu ne le fais pas ! glapit Palau. Je sais que tu t’absentes ! J’ai voulu me rendre compte ! Oui, je te ferai remplacer !

Plusieurs fois, pépé Anton’ était parti pêcher avec Garcia, dans son équipe se cachait un mouchard. Bah ! En ricanant, il montra deux tas de cuivre, puis répondit :

—  Gueule pas si fort, voilà le jour. Ce matin, tu expliqueras ton histoire au vieux Quintana.

Palau marmonna, tourna le dos, s’en fut en pliant l’échine. « Attention, retombe pas », lui disait pépé Anton’. Il sauta dans son canot, s’éloigna vite, à grands coups de rames qui battaient l’eau, c’était sa rage qui éclatait toute. Tranquillement, pépé Anton’ déficela les tas que se préparait à voler Palau. Entre eux, maintenant, ce serait une lutte à mort.

—  Je tiens le bon bout. S’il ne file pas droit…

Lorsque les camarades arrivèrent, il leur distribua sans hâte leurs outils. Un sourire rusé éclairait son visage. Tabou lui demanda :

—  Tu as fait de beaux rêves ?

—  J’ai rêvé que Palau nous foutait la paix, répondit-il gaiement.

—  Un de ces quatre matins je le balancerai dans la flotte, lâcha Riera.

—  On en a marre, gronda Hernandez.

—  Il lui faut une raclée, dit Vigo.

Pépé Anton’ riait. Car lui, un vieux, avait exécuté ce que ces braillards se proposaient chaque jour.
Ils se mirent à l’ouvrage. Vers huit heures, Palau arriva ; en retard, ce qui surprit les gars. Il ne les engueula pas aussitôt comme de coutume ; il s’assit à l’avant et griffonna sur un carnet, d’un air absorbé. Pépé Anton’, qui l’observait, pensait : « Il sera sage ».

Et puis, le lendemain, Palau recommença à hurler, à tourner comme un moucheron autour des hommes. Ça n’allait pas assez vite ! ils ne tapaient pas assez fort ! et des sous-entendus, des menaces de renvoi, il semblait vouloir se rattraper de son silence de la veille. Tout à coup, en pleine crise, il lança :

—  Vous êtes des propre-à-rien ! Tous ! Ça va changer ! Alors, calme, Portalis posa sa masse.

—  Tu as fini de nous faire chier ? dit-il. Qui travaille, ici ?

—  Moi, je suis là pour commander. Je ne veux pas que vous me tutoyiez, Portalis.

—  Le propre-à-rien, c’est toi ! On n’a pas besoin d’un bout-de-cul de surveillant. File reprendre tes écritures comme hier.

—  Je suis le seul chef !

—  Ferme ta gueule ! Non ?

Portalis projeta son poing en avant et Palau roula à terre. Les compagnons de l’Andromède n’auraient pas osé le corriger ainsi, mais Portalis se fichait de tout, un beau jour il quitterait l’île. Ils regardèrent, en riant, Palau se relever, s’essuyer, se tenir le menton.

—  C’est une mauvaise série, glissa pépé Anton’.

—  Quintana vient ce matin, gronda Palau, la bouche pleine de rage, le regard haineux.

Ils reprirent leurs masses. Portalis tapa le premier, une chanson aux lèvres. Peut-être lui dirait-on de foutre le camp, surtout qu’on pouvait se passer maintenant de ses conseils. Baste ! il aimait rouler sa bosse. Au moins, les gars auraient vu de quelle façon on remet à sa place un emmerdeur. Ils travaillèrent en lorgnant Palau qui, à l’écart, devait ruminer sa vengeance.

Sur les neuf heures, il se leva d’un bond. Les compagnons cessèrent de frapper et regardèrent le vieux Quintana descendre lentement l’escalier. Il était seul et écouterait favorablement son surveillant – Ramon aurait soutenu Portalis, c’était encore un brave type, qui ressentait parfois le besoin de donner quelques coups de masse. Au moment où le vieux s’engageait sur la passerelle, ils virent pépé Anton’ s’approcher de Palau, avancer la tête, comme pour glisser une confidence à leur chef.

Le vieux Quintana commença son inspection.

—  Faudrait enfin attaquer cette salle des machines, dit-il. Palau, secouez-moi ces gaillards !
Les gaillards attendaient la réponse de Palau, impatiemment. Sauf Portalis qui balançait ses bras le long du corps, avec une façon de raconter : « Moi j’en ai vu d’autres… »

—  C’est le plus dur qu’on attaque maintenant, bredouilla Palau.

Le vieux partit sans appeler Portalis. Palau s’était tu ; les compagnons n’en revenaient pas !

—  Il laisse mijoter sa vengeance, assura Colon, lorsque ce fut le moment de casser la croûte.

—  Il ne se passera rien, dit alors sentencieusement pépé Anton’.

Ils se souvinrent de la façon dont il avait accosté Palau, lors de l’arrivée du vieux.

—  Tu lui glissais quoi à l’oreille ? Demanda Caussade.

—  Un petit conseil d’ami, répliqua pépé Anton’. Il nous foutra la paix, comptez sur moi.

Un sourire faisait grimacer sa gueule tannée de pêcheur, entrouvrait sa bouche édentée. Avec ses sourcils broussailleux, la mèche noire qui descendait sur son front, les rides qui lui couraient sur le visage, il avait un air finaud, comme celui qui en sait long sur les hommes.

—  Tu ne veux rien raconter ? demanda encore Caussade.

—  Eh bien, voilà, je connais un moyen pour lui fermer le bec !

Ça tombait à pic ! Avec juin commençait la forte chaleur, le soleil vous dégringolait sur les épaules comme du plomb bouillant. Il faisait bon faire plus souvent la pause et boire tous à la ronde ; puis de se remettre doucement au boulot. Le vieux Quintana laissait entendre qu’il perdait de l’argent. Les compagnons n’en croyaient rien, les marins des voiliers qui transportaient la ferraille disaient que sur le continent c’était payé un joli prix. Au reste, ils s’en fichaient ! Ils ne voulaient pas s’éreinter et souhaitaient avoir de l’ouvrage pour longtemps. Ils se tenaient solidement les coudes, tous comme un seul corps, une seule paire de bras.
Si Palau arrivait à l’improviste et criait, pépé Anton’ lui lançait : « Fous-leur la paix. Compris ? » Palau ravalait ses injures ; il s’en allait à terre, parfois on ne le revoyait plus de la journée. Et les gars admiraient le pouvoir du pépé Anton’. Quel truc avait-il pu inventer ?

Un matin, il leur dit mystérieusement :

—  Palau nous quitte pour s’associer au patron du café de la place vieille – il tenait cette nouvelle de son ami le commissionnaire.

Ils s’exclamèrent. Palau faisait moins de zèle, mais on n’en était pas encore débarrassé !

—  Un pari que c’est vrai ? poursuivit pépé Anton’.

Le surlendemain, Ramon demandait à Portalis de diriger les travaux.


[ Télécharger l'article au format PDF]

Annonces

Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence