Un rêve à l’échelle de l’humanité

Par Zevoulon
dimanche 8 décembre 2024
par  Paul Jeanzé

Tout d’abord, ce court préambule pour vous dire combien j’étais impatient de me retrouver avec vous ce soir. En effet, je n’ai malheureusement pu être présent lors des deux premiers Chabbats communautaires. Oui, j’étais impatient… pour la partie prière tout du moins ; car en ce qui concerne cette Dracha, je serais plutôt inquiet, n’étant pas un grand orateur, et encore moins un érudit en matière de Thora.

C’est pourquoi je remercie Cyril Vock, et avec lui l’ensemble du bureau de Neve Shalom, d’avoir accepté que je vous lise ce texte ; mais également Elkana Hayoun d’avoir bien voulu me céder sa place sans la moindre audition préalable. Merci à vous de m’accorder votre attention, le temps d’une intervention qui, je l’espère, vous fera rêver sans vous endormir pour autant ! Car si cette Dracha devait vraiment vous endormir, je risquerais alors de vivre un véritable cauchemar !

Vous l’aurez certainement compris, nous allons revenir sur le fameux rêve de Yaacov, alors qu’il vient de quitter Bersabée pour Haran.

Il eut un songe que voici : Une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle. Puis, l’Éternel apparaissait au sommet[…] [1]

Léon Askénazi, dit « Manitou », nous propose une traduction de ces deux versets qu’il juge plus proche du texte hébreu :
Il rêva. Et voici, une échelle se dressait en direction de la terre et son sommet atteignait vers le ciel ; et voici, des anges de l’Éternel y montaient et descendaient. Et voici, Hachem se tenait au-dessus de lui[…] [2]

Dans la première traduction, l’échelle fait partie intégrante du rêve ; alors que dans la deuxième traduction, et de citer Léon Askénazi : « C’est parce que Yaacov a été capable de rêver, qu’une échelle s’est dressée entre terre et ciel. L’échelle n’était pas dans le rêve mais dans la réalité du monde. »

Comme nous approchons de la fête de Hanouka, je vous propose la lecture d’un proverbe yiddish qui nous permettra de mieux comprendre le commentaire de « Manitou » :

« Un rêve de beignets, c’est un rêve, et non pas des beignets. »

En effet, si vous voulez vraiment manger des beignets pour Hanouka, il faudra vous rendre dans votre boulangerie-pâtisserie préférée ou, mieux encore, les cuisiner vous-mêmes. Il ne suffit donc pas de rêver de beignets pour manger des beignets, encore faut-il matérialiser le rêve de beignets dans la réalité.

Mais attention, pour la Torah, les rêves ne se réalisent pas en tant que tels, mais parce qu’ils ont été interprétés. Ce n’est pas le rêve qui se réalise, mais l’interprétation du rêve. Dans le cas de notre histoire de beignets, l’interprétation était évidente : Hanouka approche, et vous avez rêvé de dizaines de beignets flottants dans un océan d’huile de friture (d’ailleurs, l’huile de friture peut être de l’huile d’olives, à la condition express qu’elle ne dépasse pas une température de 180 degrés, au risque de devenir toxique). Ainsi, en vous réveillant, vous avez facilement interprété votre rêve comme une envie de manger des beignets. Et pour rendre réel l’interprétation de votre rêve, il vous suffira d’aller à la boulangerie ou de cuisiner vos beignets.

Mais voilà, les rêves que l’on retrouve dans la Torah sont autrement plus difficiles à interpréter. C’est d’ailleurs pour cette raison que les hauts conseillers et les plus puissants magiciens égyptiens se sont cassés les dents (non pas sur les beignets) mais sur les vaches maigres qui dévorent les vaches grasses dans le premier rêve de Pharaon [3]. Il n’y aura que Joseph, cet esclave hébreu tout juste sorti de prison, qui réussira le tour de force, avec l’aide d’Hachem bien entendu, non seulement d’interpréter le rêve, mais de l’inscrire dans la matérialité du monde en annonçant une période de famine qui succédera à une période de récolte abondante. Et il n’en restera pas là, puisqu’il mettra en place, en tant que premier ministre, les décisions et actions nécessaires qui permettront à l’Égypte de faire face à sept longues années de disette.

Coïncidence du calendrier, et qui nous ramène une nouvelle fois aux beignets : la paracha Mikets, qui débute avec le rêve de Pharaon, est lue chaque année pendant la fête de Hanouka.

Mais revenons maintenant à Yaacov, à son échelle et surtout à l’interprétation de son rêve énigmatique. Oui, énigmatique ; car comme l’indique Nehama Leibowitch » :

Le rêve de Yaacov a préoccupé des commentateurs, des orateurs, des penseurs et des mystiques, des écrivains et des poètes de toutes les époques [4]. Et l’exégète israélienne née à Riga en 1905 de proposer, parmi tant d’autres, l’interprétation du Midrach Tanhouma Wayétsé (II) :

Yaacov eut la vision d’une échelle qui se dressait de la terre au Ciel. Il vit un ange qui montait et qu’il reconnut être l’ange protecteur du royaume de Babylone. L’ange gravit soixante-dix échelons. Yaacov comprit que ses descendants devraient subir l’exil babylonien pendant soixante-dix ans. Après avoir atteint le soixante-dixième degré, l’ange tomba, et Yaacov comprit qu’au bout des soixante-dix années d’exil, les Juifs seraient libérés du joug des Babyloniens. Puis Yaacov vit l’ange de Mède qui montait sur l’échelle. Il grimpa jusqu’au cinquante-deuxième barreau et tomba. Yaacov comprit alors que l’exil perse cesserait au bout de cinquante-deux ans. Il vit ensuite l’ange de la Grèce qui escalada cent vingt-deux niveaux et s’effondra, présageant la durée de l’exil grec. Et enfin, Yaacov vit l’ange d’Edom qui grimpait sur l’échelle. Il montait toujours plus haut, dans une ascension apparemment sans fin jusqu’aux cieux. Yaacov ne le vit pas tomber. [5]

Ce Midrach nous éclaire de la façon suivante : alors que de puissantes civilisations allaient passer de vie à trépas, le peuple hébreu, malgré les exils successifs, allait survivre. Seule Edom semblait, et semble encore aujourd’hui, vouloir résister et défier l’Éternel dans Ses hauteurs. Edom, que la Tradition assimile le plus souvent à la Rome antique, ne représente pas seulement les ennemis successifs du peuple juif. Edom, c’est peut-être avant tout notre propre exil intérieur, cet exil qui s’installe en nous dès lors que nous nous éloignons de l’Éternel et de Sa Sainte Torah. Un jour, sans nous en apercevoir, nous nous retrouvons tout en bas de l’échelle, les yeux dans le vide, et nous ne voyons rien, absolument rien ; nous ne voyons plus l’Éternel qui veille sur nous, car nous avons fini par céder aux idées et aux valeurs du monde matérialiste qui nous entoure.

Mais, rien n’est perdu, bien au contraire, car nous Juifs sommes les descendants de Yaacov Israël ; ce même Yaacov, alors qu’il s’inquiète de ne pas voir l’ange d’Edom redescendre, entend Hachem s’adresser à lui :

Oui, je suis avec toi ; je veillerai sur chacun de tes pas [6]

Elie Munk, dans le commentaire du verset qui ouvre l’intervention d’Hachem, précise :
Pour la première fois de sa vie, Yaacov s’entend adresser personnellement la parole divine. De façon étonnante, cette révélation a lieu au moment précis où il abandonne son existence paisible au foyer familial pour émigrer en pays étranger. Ce fait est caractéristique de la destinée juive. La mission dont l’Éternel investit la famille d’Abraham est appelée à s’accomplir avant tout dans l’exil. Être juif signifie demeurer fidèle à l’Éternel au milieu des nations étrangères. [7]

Et, où que nous soyons, en terre d’Israël comme à Saint-Germain-en-Laye, c’est la Torah qui nous permet de rester fidèles à l’Éternel ; et de citer une nouvelle fois Léon Ashkenazi, « La Torah est essentiellement notre carte d’identité. » [8]

Ainsi, dans les moments les plus difficiles, alors que nous nous retrouvons au plus bas de l’échelle sur le plan spirituel, nous Juifs avons toujours la possibilité de lever les yeux vers le Ciel afin d’y trouver notre Créateur qui, dans sa patience infinie, veille sur nous au sommet de cette même échelle, en attendant que nous voulions bien porter notre regard vers Lui.

Cette Dracha approchant de son terme, permettez-moi de revenir une dernière fois sur la fête de Hanouka, mais cette fois-ci, en laissant les beignets de côté ; j’espère seulement que vous ne resterez pas sur votre faim (ou votre fin).

En l’an 165 avant l’ère chrétienne, une petite troupe, menée par Judah Maccabée, défait la puissante armée d’Antiochus IV avant de pénétrer dans le Temple de Jérusalem, ravagé et profané ; même la lampe perpétuelle à sept branches a disparu. Quand les libérateurs voulurent allumer le chandelier construit à la hâte, ils ne trouvèrent qu’une fiole d’huile, épargnée par la souillure. Cette petite fiole d’huile pure, portant le cachet du Grand Prêtre, alimenta pourtant le chandelier pendant huit jours, au lieu d’un seul habituellement. Cette fiole d’huile est à l’origine de l’allumage des lumières durant la fête de Hanouka.

Hanouka, c’est le triomphe de la Confiance en Hachem et en sa Torah sur tous les Edom du Monde. Hanouka, de la même façon que le rêve de Yaacov, nous rappelle avec force que pendant que les empires les plus puissants disparaissent dans de gigantesques et dévastateurs incendies, la petite flamme juive, même vacillante, continue de briller afin d’apporter la lumière à l’humanité.

Je vous prie de m’excuser, mais il m’est impossible de résister à l’envie d’évoquer de nouveau les délicieux beignets de Hanouka qui sentent si bon l’huile d’olive dans laquelle ils ont frit. D’ailleurs, saviez‑vous qu’Israël était comparé à de l’huile d’olive ?

Jacques Ouaknin, dans son livre « De génération en génération : être juif », écrit ceci :
L’huile d’olive ne se mélange pas aux autres liquides naturels, elle surnage. Le peuple juif doit savoir demeurer à part pour préserver sa spécificité. Demeurer à part ne signifie nullement rompre toute relation avec le monde, mais seulement ne pas dépasser certaines limites menant à l’assimilation [9].

Jacques Ouaknin est également le père de Marc-Alain Ouaknin qui, dans des recherches consacrées à la relation entre la psychanalyse de Freud et le Talmud a eu cette jolie formule : « l’homme ne descend pas du singe, l’homme descend du songe. »

Pour terminer, permettez-moi de revenir au commencement, plus précisément à la genèse de cette Dracha. Pour la petite histoire, sachez que ce texte, intitulé « un rêve à l’échelle de l’Humanité » s’est en grande partie matérialisé entre deux rêves, dans la nuit du samedi au dimanche 24 novembre, entre deux heures trente et cinq heures du matin. La nuit, l’obscurité, les ténèbres…

Au commencement, l’Éternel créa l’écriture et cette Dracha. Or cette Dracha n’était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient l’encre de mon stylo, et le souffle de l’Éternel planait à la surface de mes feuilles de papier. L’Éternel dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut.

Chabbat Chalom

Saint-Germain-en-Laye - Vendredi 06 décembre 2024


[1Berechit (XXVIII, 12 – 13) Traduction du Rabbinat – Jacques Kohn

[2Leçons sur la Torah – Vayétsé – p.98 éditions Albin Michel

[3Pharaon eut un songe, où il se voyait debout au bord du fleuve. Et voici que du fleuve sortaient sept vaches belles et grasses, qui se mirent à paître dans l’herbage ; puis sept autres vaches sortirent du fleuve après elles, celles-là chétives et maigres et s’arrêtèrent près des premières au bord du fleuve ; et les vaches chétives et maigres dévorèrent les sept vaches belles et grasses. Berechit – Mikets – (XLI, 1 – 4)

[4En méditant la Sidra – Berechit – Vayétsé - p. 174 – 175

[5Le Midrach raconte – éditions Salomon Haïm Lehiani – p. 300

[6(Berechit - XXVIII, 15)

[7Elie Munk – La voix de la Torah

[8Léon Ashkenazi – La Parole et l’écrit – Le Chabbat

[9Jacques Ouaknin – De génération en génération… être juif


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